Il y a des écrivains que l’État adore embaumer dans le velours des cérémonies officielles. Et puis il y a Victor-Lévy Beaulieu, qui n’a jamais aimé les tapis rouges, encore moins les liturgies protocolaires.
Le débat autour de « l’absence » de funérailles nationales pour VLB a pris de l’ampleur — lettres ouvertes, pétitions, prises de parole — mais la journée d’hier à Trois-Pistoles a tout éclairé : les funérailles régionales populaires à l’église Notre-Dame-des-Neiges ont offert un adieu à son image, charnel, festif, enraciné, mis en scène par Dominic Champagne et porté par Yves Desgagnés. Rien de compassé, tout de vivant. C’est précisément pourquoi ne pas lui offrir des funérailles nationales est, au fond, un honneur.
Une cérémonie d’État nationalise la mémoire ; elle politise la peine ; elle range l’œuvre sur l’étagère des monuments. Or VLB n’a cessé, toute sa vie, de dé-monumentaliser la littérature en la ramenant au « pays » : le Bas-Saint-Laurent, la langue qui mord, l’éditeur indépendant, les batailles du quotidien.
Les funérailles régionales et populaires ont assumé ce choix : textes, chansons, amis, comédiens, musiciens ; un théâtre de paroles plutôt qu’un protocole, une assemblée de proches plutôt qu’un parterre de dignitaires. On n’a pas vénéré l’icône ; on a fréquenté l’homme et son œuvre, dans sa maison symbolique : Trois-Pistoles.
À ce titre, l’État n’a pas ignoré VLB : l’Assemblée nationale a même ordonné la mise en berne du drapeau au Parlement — geste sobre, signifiant, sans récupération. Reconnaissance publique, oui ; canonisation cérémonielle, non. La nuance est importante : elle maintient l’œuvre dans sa liberté, elle évite l’embaumement.

On a beaucoup plaidé pour des funérailles nationales : des organisations comme la Société Saint-Jean-Baptiste, des signataires d’une pétition ont défendu l’idée, citant les précédents d’autres figures majeures. La famille, par la voix des filles de VLB, a déploré la décision gouvernementale dans une lettre ouverte relayée par les médias. Ces appels disent une chose vraie : la dette symbolique que nous avons envers l’écrivain.
Mais ils disent aussi notre réflexe d’étatiser ce que nous aimons, alors même que VLB nous a appris, livre après livre, à faire confiance aux forces locales, aux « petites nations » que sont les communautés. La journée d’hier a prouvé que le peuple sait faire : l’église pleine, la pluie complice, les voix mêlées aux extraits de l’œuvre, tout cela avait la vérité des adieux qui ne trichent pas.
Pas de tribune pour la raison d’État ; de la place pour les lecteurs. C’est une célébration du nous plutôt qu’une dramaturgie du eux. Et si l’on veut mesurer la grandeur d’un écrivain, ce thermomètre-là est plus fiable.
Les funérailles nationales sont souvent justes et nécessaires ; elles peuvent aussi aplanir l’irrégularité d’une trajectoire. Une cérémonie d’État gomme les aspérités, redistribue les angles, produit un consensus posthume. Or VLB n’était pas un consensus : c’était une friction, une manière de vivre en tension avec l’époque, ses institutions, ses certitudes. L’honneur qu’on lui rend aujourd’hui, en refusant de le nationaliser, c’est de le laisser rugueux. De ne pas le polir pour la crypte. De préserver l’électricité qui crépitait dans ses pages.
À l’inverse, la décision d’implanter l’adieu à Trois-Pistoles — au cœur de « son » territoire, autour des éditeurs, artistes et compagnons de route — a converti la peine en fierté locale, parfaitement audible du reste du Québec. On n’a pas rapatrié l’écrivain vers la capitale ; on a laissé le pays natal être le pays natal. C’est une leçon de politique culturelle : décentrer n’est pas diminuer, c’est augmenter.
On objectera : « Mais l’État devait marquer le coup à la hauteur de l’œuvre. » Il l’a fait à sa façon, par des gestes symboliques, par les hommages officiels, par l’attention médiatique et la transmission de l’information publique. Les médias nationaux ont couvert l’événement ; les communiqués officiels ont signifié la part de VLB dans la culture.

Puis, l’État s’est retiré, et c’est bien : il a rendu la parole aux proches, aux lecteurs, aux acteurs culturels du Bas-du-Fleuve. Ce retrait n’est pas un désengagement ; c’est une élégance. Il autorise la mémoire à rester vivante, contradictoire, insoumise — à l’image de l’écrivain.
On sait aussi que la temporalité des funérailles nationales est lourde : protocoles, espaces, préséances. Ici, la temporalité a été celle du deuil réel, huit semaines après la disparition, avec une dramaturgie pensée par des artistes, au service des textes. Ce n’est pas « moins » ; c’est autre. C’est parfois mieux, quand on parle d’un auteur qui a toujours préféré l’atelier au salon, l’imprimerie au vestibule des palais.
Au fond, le plus bel hommage à VLB est de ne pas le trahir. Le trahir, ici, eût été de se raconter qu’une pompe nationale suffirait à solder la dette. La véritable fidélité consiste à lire : à retourner aux livres, aux pièces, aux essais ; à faire vivre les maisons d’édition de région ; à donner envie d’écrire aux jeunes du Bas-Saint-Laurent comme à ceux de Montréal-Nord. Les funérailles régionales populaires ont envoyé ce message simple : un écrivain n’appartient à personne, sinon à ceux qui le lisent.
Ne pas lui offrir des funérailles nationales, c’est refuser de transformer sa singularité en monnaie d’État. C’est le garder parmi les siens sans le confisquer au reste du Québec. C’est, paradoxalement, le grandir : puisqu’il échappe au cadre, il reste vivant.
Et s’il y a un écrivain qui comprendrait cette ironie, c’est bien VLB. Hier, Trois-Pistoles n’a pas dit : « Au revoir, monument ». Elle a dit : « À demeure, écrivain ». Et l’État, pour une fois, a su rester à la juste distance : celle qui laisse une œuvre respirer longtemps.
