Privés des grandes manchettes internationales à cause de la censure des nouvelles sur Facebook au Canada, il nous arrive de découvrir des vérités essentielles au détour d’une page personnelle.
C’est ainsi que le poète Marc Exavier a rappelé, dans une publication sur Facebook, que René Depestre – l’une des voix majeures d’Haïti et du monde – fêtera ses cent ans le 29 août 2026. De Jacmel à Paris, de Cuba à la France, l’écrivain a traversé le siècle avec des mots de feu.
Une année entière, du 29 août 2025 au 29 août 2026, sera consacrée à célébrer et à redécouvrir son œuvre, initiative portée par la Direction Nationale du Livre et le Ministère de la Culture et de la Communication d’Haïti.
Au-delà de l’annonce, cette invitation marque un moment rare : celui où un pays, souvent happé par ses urgences, choisit de consacrer douze mois à honorer la mémoire vivante d’un poète qui incarne la traversée d’Haïti dans l’histoire universelle.
C’est l’occasion de relire un auteur qui a fait dialoguer l’exil et la patrie, la sensualité et la révolte, le rire et la gravité.
Un anniversaire qui nous oblige à relire
Il y a des poètes qu’on fête comme on souffle une bougie : un instant fugace, une photo, et tout le monde rentre chez soi. Mais pour René Depestre, les choses se compliquent : le 29 août 2026, il aura 100 ans. Cent ans ! À ce stade, on ne souffle plus une bougie, on allume un feu de joie.
C’est précisément ce que propose la Direction Nationale du Livre d’Haïti : une année entière, du 29 août 2025 au 29 août 2026, consacrée à lire, relire et découvrir Depestre. Et franchement, pour un écrivain qui n’a jamais eu peur de mettre le feu aux poudres, c’est le meilleur des cadeaux.
Né à Jacmel en 1926, René Depestre est l’enfant d’une ville dont les rues colorées et la mer bouillante semblent avoir trempé ses poèmes dans une encre indélébile. Très tôt, il a compris qu’Haïti n’était pas seulement un pays, mais une sorte de laboratoire mondial du tragique et du merveilleux. Et comme tout laboratoire, il a produit ses chimistes des mots. Depestre fut l’un d’eux, et pas le moins explosif.
À peine adolescent, il écrit ses premiers poèmes et publie à dix-neuf ans Étincelles. Le titre n’était pas un hasard : il annonçait déjà qu’il viendrait jeter des allumettes dans la poudrière du monde.
Exilé politique à plusieurs reprises, Depestre a sillonné le monde avec un passeport couvert de tampons et une plume jamais fatiguée. Paris, Prague, Cuba, le Chili d’Allende, puis finalement la France… Il n’a jamais cessé de transformer ses exils en universités littéraires et politiques.
À Cuba, il fréquente Fidel Castro et Che Guevara, mais aussi d’autres révolutionnaires en herbe qui croyaient que les poètes pouvaient changer l’histoire. (On sait depuis que c’est plutôt l’histoire qui change les poètes, mais passons.) À Paris, il croise Aimé Césaire et Léopold Sédar Senghor, les géants de la Négritude, mais Depestre a toujours refusé les cases trop bien dessinées. « J’appartiens à la fraternité du soleil », disait-il en gros : autrement dit, ne l’appelez pas « poète noir », « poète engagé » ou « poète exotique ». Il était tout cela, mais surtout bien plus.
Le roman qui fit scandale et succès
En 1988, Depestre décroche le prestigieux Prix Renaudot pour son roman Hadriana dans tous mes rêves. L’histoire d’une jeune femme morte le jour de son mariage, ressuscitée en zombie lors d’une cérémonie vaudou. Autrement dit, Depestre avait réussi à faire entrer le vaudou, l’érotisme et la mort dans le salon feutré de la littérature française. Certains critiques ont toussé, d’autres ont applaudi, mais tout le monde a lu. Et aujourd’hui encore, Hadriana reste une porte d’entrée magique pour découvrir son œuvre.
Petite anecdote souvent ignorée : René Depestre est l’oncle maternel de Michaëlle Jean, ancienne Gouverneure générale du Canada. Autrement dit, il n’a pas seulement écrit des poèmes, il a aussi contribué à remplir Rideau Hall d’un accent haïtien. De quoi rappeler que la diaspora, loin d’être une fuite, est parfois une manière de planter ses drapeaux ailleurs.
On pourrait croire que Depestre est un écrivain austère, enfermé dans ses grandes idées révolutionnaires. Faux ! Ses textes sont traversés par une sensualité joyeuse, une manière de rire même en parlant de dictature ou de malheur. Chez lui, le rire est une arme. Relisez Un arc-en-ciel pour l’Occident chrétien et vous verrez comment il jongle avec la satire, la mémoire et le plaisir charnel. Comme s’il nous disait : « Révolution oui, mais jamais sans désir ».
Le 29 août 2026, quand Depestre soufflera ses cent bougies (ou du moins qu’on les soufflera pour lui), ce ne sera pas seulement l’anniversaire d’un écrivain. Ce sera l’occasion de réfléchir à ce que signifie être haïtien dans le monde, être poète en exil, être libre dans un siècle où tant de chaînes se reforment.
Il faut dire qu’Haïti n’a pas toujours traité tendrement ses poètes. Jacques Roumain, Jacques Stephen Alexis, tant d’autres ont connu l’exil ou la mort prématurée. Depestre, lui, a survécu. Peut-être est-ce sa plus grande victoire : survivre sans jamais se renier.
Impossible de parler de Depestre sans évoquer ses fréquentations. Césaire, Senghor, Castro, Guevara, Pablo Neruda, Gabriel García Márquez… On dirait presque une liste d’invités à un banquet imaginaire de la littérature et de la révolution. Ce qui prouve une chose : Depestre avait le flair pour être là où l’histoire s’écrivait, plume en main et sourire en coin.
Une année pour un siècle
Pourquoi relire Depestre en 2025–2026 ? Parce que son œuvre est un pont. Elle relie Haïti à l’Afrique, l’Europe à la Caraïbe, le politique au charnel, le tragique au comique. Elle nous rappelle qu’un poète n’est pas un être en marge, mais un acteur central de son époque. Et qu’un centenaire n’est pas un vieux monsieur à célébrer poliment, mais un rappel que les mots, eux, ne vieillissent jamais.
Il faut insister là-dessus : Depestre ne se prend pas toujours au sérieux. Dans ses entretiens, il aime glisser des anecdotes où il se moque de lui-même, de ses camarades révolutionnaires trop rigides, ou de la prétention littéraire. À ceux qui l’imaginaient vieillir dans la gravité, il répondait : « Je suis un centenaire en devenir, mais mon rire, lui, n’a pas d’âge ».
Alors oui, du 29 août 2025 au 29 août 2026, lisons Depestre. Lisons-le dans nos salons, dans les écoles, dans les cafés, dans les autobus, dans les aéroports. Lisons-le au Canada, en Haïti, en Afrique, en Europe, partout. Lisons-le parce qu’il a eu l’audace de transformer ses blessures en poèmes et ses exils en passerelles.
Lisons-le parce qu’un homme qui a fréquenté Castro et Senghor, qui a fait danser des zombies en littérature, qui a reçu le Renaudot et qui a un jour traversé l’Atlantique avec ses rêves, mérite qu’on lui accorde une année entière.
Et surtout, lisons-le parce qu’un centenaire, ça ne se célèbre pas à moitié. René Depestre n’a pas écrit pour être poli. Il a écrit pour être immortel.