On dit souvent que les peuples heureux n’ont pas d’histoire. C’est faux. Ils en ont une, mais elle est racontée par d’autres, polie, adoucie, parfois édentée. Le Québec, lui, a son histoire racontée par lui-même… et par les autres aussi, ce qui rend la chose plus piquante.
Ces derniers mois, un vent nouveau se lève, comme une vieille chanson qu’on croyait oubliée mais qui revient, entêtante. Les chiffres rappellent ceux de l’époque du deuxième référendum : 56 % des jeunes de 18 à 34 ans se disent favorables à l’indépendance. Ce n’est pas une brise d’été. C’est un souffle venu des profondeurs. Une montée qui n’a pas la brutalité d’une révolution de rue, mais la constance d’un fleuve qui gruge sa rive.
On peut en sourire, en soupirer ou en rêver, mais on ne peut pas faire semblant que ça n’existe pas. Dans un monde où l’attention dure moins longtemps qu’une vidéo TikTok, voir une idée vieille de plusieurs générations séduire encore la jeunesse, c’est rare. Rare et précieux.
Je ne suis pas né ici. Je suis arrivé avec une autre mémoire dans mes bagages : celle d’Haïti, premier peuple noir à avoir arraché son indépendance, pas dans une salle de conférence mais sur un champ de bataille. Je sais ce que c’est que d’avoir à dire « nous existons » face à plus grand que soi. Et je sais aussi ce que c’est que de se heurter, après la victoire, à la dureté du monde.
Mon éditeur haïtien, Fred Brutus, qui vit encore en Haïti, me raconte souvent sa venue au Québec en 1980. Il était alors un jeune journaliste, débarqué d’Haïti pour couvrir cet événement qu’il sentait déjà historique. Dans ses mots, je revois les rues de Montréal pleines d’ardeur, les conversations qui se faisaient et se défaisaient dans les cafés, et ce souffle collectif qui donnait l’impression que tout était possible. Pour lui, ce voyage n’était pas qu’un mandat professionnel : c’était une immersion dans un peuple en train de se demander, à voix haute et devant le monde entier, s’il allait enfin se tenir debout seul.
Peut-être que c’est pour ça que je crois qu’un Québec indépendant comprendrait mieux Haïti que Washington ou Ottawa ne le feront jamais. Pas seulement pour des raisons diplomatiques ou économiques, mais pour cette chose invisible : la reconnaissance instinctive entre deux peuples qui ont dû se battre pour avoir le droit de prononcer leur propre nom.
En tant qu’Haïtien ayant vécu au Québec, j’ai un faible pour ceux qui refusent de disparaître. Pas par orgueil creux, mais par fidélité à une langue, à une manière d’être au monde. Le Québec, avec son histoire, ses luttes pour la reconnaissance, me parle comme peu d’endroits peuvent le faire. Ici, j’ai lu les écrivains qui racontent cette obstination : Gaston Miron, Anne Hébert, Pierre Vallières. Ici, j’ai marché sur des terres où chaque pierre garde la mémoire d’un affront ou d’une victoire.
Comme Haïti, le Québec connaît la marginalisation, l’obligation de crier plus fort pour être entendu. Ce n’est pas pour rien que je me sens solidaire. Ce n’est pas la francophonie des salons et des cocktails qui me touche, mais celle des marchés publics, des chantiers, des chansons populaires, des soupers de famille où la langue se mêle aux rires et aux engueulades.
On entend parfois l’accusation selon laquelle le souverainisme cacherait une fermeture à l’autre. Pourtant, l’histoire récente montre exactement l’inverse : le mouvement indépendantiste a souvent accueilli et mis de l’avant des voix venues d’horizons très divers. On se souvient de Maka Kotto, député d’origine camerounaise et ancien ministre de la Culture, ou de Vivian Barbot, d’origine haïtienne, militante infatigable et ancienne députée fédérale, tous deux engagés pour un Québec plus maître de ses choix. Des militants issus de communautés maghrébines, latino-américaines, antillaises et asiatiques ont aussi trouvé dans le projet souverainiste un espace où leur appartenance n’était pas seulement acceptée, mais pleinement intégrée. Ce nationalisme-là n’est pas une clôture, mais une maison ouverte à ceux qui partagent la langue, l’histoire et le désir de bâtir ensemble.
Et puis il y a les pionniers, ceux qui mettent une date sur l’inclusion. Le premier Haïtien élu au Québec, Jean Alfred, professeur venu d’Ouanaminthe, a été choisi par les électeurs de Papineau en 1976, sous la bannière du Parti québécois. Premier député noir de l’Assemblée nationale, conseiller municipal à Gatineau la veille encore, il traverse la porte d’un Parlement qu’on disait fermé : il l’ouvre pour de bon. Son trajet — de la salle de classe aux bancs bleus — raconte mieux que n’importe quel manifeste qu’un “nous” peut s’agrandir sans se dissoudre. Et le soir où le PQ prend le pouvoir, Alfred incarne aussi cette rencontre rare entre l’aspiration nationale québécoise et l’expérience haïtienne de la dignité conquise.
Autre jalon : Pierre Curzi. Fils d’immigrants italiens, visage connu du cinéma et de la scène, ex‑président de l’Union des artistes, il se jette en politique en 2007, élu dans Borduas sous le PQ. Porte‑parole sur la culture, la langue et la communication, il fait partie de ces indépendantistes pour qui l’idée nationale rime avec liberté de conscience : en 2011, il quitte le caucus par principe. Curzi n’a pas seulement “représenté” la diversité : il a montré qu’on peut aimer le Québec au point de s’y frotter, et parfois s’y opposer, sans renier le projet qui nous rassemble.
Il reste toutefois un défi à relever : celui de faire en sorte qu’un Québécois d’origine haïtienne, né ici depuis quatre générations, n’ait plus jamais à justifier son identité ou à prouver son attachement à cette terre. Ce n’est pas une question d’exclusion volontaire, mais parfois de perception ou d’habitudes héritées d’un autre temps. Le “nous” québécois a tout à gagner à être un cercle accueillant, où l’intégration ne signifie pas l’effacement, mais l’apport mutuel. Dans cette vision, l’immigrant qui choisit de s’approprier la culture québécoise tout en offrant la richesse de la sienne contribue pleinement au pays que nous voulons. Et peut-être qu’un Québec indépendant, plus sûr de lui-même, saura rendre cette inclusion aussi naturelle qu’évidente.
Après Jean Alfred et avec des figures comme Pierre Curzi, on voit bien la trajectoire : quand le “nous” s’ouvre, il gagne en force. Le jour où un jeune Québécois d’ascendance haïtienne n’aura plus à expliquer son appartenance, ce ne sera pas une faveur accordée : ce sera l’aboutissement logique d’une histoire déjà en marche.
Le sondage CROP publié par La Presse parle de 44 % de Québécois favorables à l’indépendance, tous âges confondus. On est encore loin du 50 % plus un, mais on sait ce que ça vaut : l’histoire récente du Québec a déjà prouvé qu’un demi-point de pourcentage peut valoir une décennie de débats.
Chez les jeunes, par contre, c’est une autre chanson : 56 % chez les 18-34 ans. Et ce n’est pas parce qu’ils se sont mis à lire René Lévesque dans le texte. C’est parce qu’ils vivent dans un pays qui s’appelle Canada, mais où leurs rêves semblent passer par un détour, comme une lettre qui met deux semaines à arriver parce qu’elle transite par Ottawa.
Cette désillusion envers la capacité du fédéral à changer quelque chose dans leur vie, c’est peut-être le carburant le plus inflammable qui soit. On ne vote pas pour l’indépendance par nostalgie, mais parce qu’on croit que le monde peut être réorganisé pour qu’il nous ressemble un peu plus.
On parle souvent de l’indépendance comme d’une affaire de constitution, de traités, de monnaies et de passeports. Mais ce n’est pas ça qui fait battre le cœur des peuples. L’indépendance, c’est d’abord une affaire d’âme.
Qu’est-ce qui fait qu’un peuple se dit : « on est mieux de marcher seuls » ? Ce n’est pas seulement le calcul des impôts ou le pourcentage de transferts fédéraux. C’est la conviction qu’on ne peut pas être soi-même à moitié. C’est l’idée que la langue dans laquelle on rêve devrait aussi être la langue dans laquelle on décide.
Le Québec n’est pas parfait. Il traîne ses contradictions comme tout le monde. Mais il a cette qualité rare : il sait qu’il existe. Et dans un monde où tout se dilue, c’est déjà un acte de résistance.
En Haïti, nous avons appris qu’il ne suffit pas de couper la chaîne : il faut aussi apprendre à marcher sans elle. L’indépendance n’est pas un cadeau, c’est un poids et une responsabilité. Ceux qui la demandent doivent savoir qu’elle ne rend pas tout plus facile, mais qu’elle rend tout plus vrai.
Ici, au Québec, le débat a souvent été empoisonné par des caricatures : les souverainistes seraient des rêveurs naïfs, les fédéralistes des comptables sans cœur. C’est plus complexe que ça. Il y a des comptables souverainistes et des rêveurs fédéralistes. Mais au fond, la question reste la même : veut-on se raconter nous-mêmes ?
Ce qui me frappe dans les chiffres récents, ce n’est pas seulement la proportion de jeunes favorables à l’indépendance, mais leur raison : ils ne croient plus qu’Ottawa puisse ou veuille répondre à leurs aspirations. C’est un désenchantement qui ne s’exprime pas en colère, mais en choix politique.
Les jeunes ne portent pas les blessures de 1980 ou de 1995. Ils ne sont pas hantés par la peur de revivre une défaite. Ils regardent simplement autour d’eux et se demandent : « Est-ce qu’on pourrait faire mieux ? » C’est cette absence de cicatrices qui rend leur conviction si solide.
Si l’indépendance revient dans la conversation, c’est parce qu’elle porte en elle une promesse : celle de ne pas disparaître. Pas de devenir plus gros ou plus riche que ses voisins, mais d’exister à sa manière.
Ce n’est pas un projet contre le reste du Canada, ni contre qui que ce soit. C’est un projet pour soi. Comme un couple qui choisit de vivre séparément, non pas par haine, mais parce qu’il sait qu’il sera plus heureux ainsi.
Je ne sais pas si je verrai un Québec indépendant de mon vivant. Mais je sais que je veux voir mes enfants vivre dans un Québec qui se pose la question. Parce que les peuples qui cessent de se la poser ont déjà commencé à s’effacer.
Et si, un jour, cette question trouve une réponse positive, je sais qu’elle viendra d’un endroit simple et puissant : le cœur d’un peuple qui refuse de disparaître.