Le pays dans les détails — Détail #4
Il y a deux semaines, j’ai reçu un message un peu improbable. Pas un courriel officiel, non. Un simple mot sur Messenger, envoyé par un artiste québécois que je ne connaissais pas encore vraiment : Éric Morel.
Il avait lu la chronique « Le mot ‘’pantoute’’ comme philosophie ». Ça lui avait plu. Mieux : ça l’avait inspiré. On a collaboré. Il en avait même tiré une chanson, qu’il m’a partagée comme on offre une bière froide dans un ‘’party’’ déjà trop chaud.
J’ai cliqué.
Et j’ai écouté.
La chanson s’intitulait simplement « Pantoute ». Il y avait là cette énergie qu’on reconnaît tout de suite comme québécoise : authentique, mais pleine de tendresse, avec un sourire en coin qui dit “c’est pas parfait, mais c’est ben correct”.
Je me suis surpris à la fredonner le lendemain en faisant mon café. Je me suis dit : voilà, ça, c’est le Québec. Ce pouvoir de prendre un petit mot du quotidien, de le gonfler de musique, et d’en faire quelque chose qu’on partage. Pas juste dans nos écouteurs. Mais ensemble. Dans nos rassemblements.
Parce que c’est là que la chanson québécoise vit vraiment : autour d’une table de cuisine, quand la nappe est tachée de vin rouge, quand les refrains éclatent et que les voix se lèvent toutes en même temps, pas toujours justes, mais toujours vraies.
Je me souviens de ma première fête « à la québécoise ». On avait déjà chanté du Céline Dion (parce qu’on ne passe pas à côté de Céline, jamais). Mais le moment fort est arrivé quand quelqu’un a lancé « Gens du pays » de Gilles Vigneault, le poète-chansonnier qui a donné une voix à l’âme du Québec. Comme un signal. Tout le monde a embarqué. Les timides, les fêtards, les grands-parents attendris. C’était plus qu’une chanson : c’était une cérémonie. Et là j’ai compris que le Québec n’a pas besoin d’hymne officiel quand il a cette mémoire collective en musique.
Ce qui est fascinant, c’est que chaque génération a son répertoire de chansons — et ça ne se chante pas seulement dans les salons trop petits ou les cuisines trop pleines. On le retrouve aussi dans les karaokés, aux mariages où la piste de danse craque sous les pas, aux fêtes de la Saint-Jean sur un terrain vague illuminé de feux d’artifice, et même dans les festivals d’été où les refrains se transforment en chœur collectif sous les étoiles.
Les plus âgés sortent du Félix Leclerc — parce qu’avant lui, on n’avait pas encore une chanson qui parlait si directement de nous. C’est un peu le grand-père qui nous regarde encore chanter du coin de l’œil.
Ensuite vient Robert Charlebois, l’enfant terrible devenu monument : un feu d’artifice qui a donné au Québec sa folie et sa modernité.
Puis Diane Dufresne, avec sa voix qui déchire le plafond et ses robes qui semblaient plus grandes que la scène. Diane, c’est la permission d’être flamboyant, même quand on vient d’un coin de pays où la simplicité est une vertu.
Et que dire de Ginette Reno ? Elle, c’est un cœur maternel du Québec, la grande voix qui console. Pas une mère douce et silencieuse. Une figure maternelle qui se vide le cœur tout haut, qui pleure, qui rit, mais qui finit toujours par serrer tout le monde dans ses bras. Quand Ginette chante « Un peu plus haut, un peu plus loin », le Québec entier respire en même temps.
Enfin, pour ma génération, impossible de passer à côté des Cowboys Fringants. Eux, c’est ‘’le party’’ de sous-sol transformé en manifeste. Ils ont réussi l’impossible : écrire des chansons qu’on crie en dansant, tout en parlant de politique, d’écologie, de la vie ordinaire. C’est la preuve qu’ici, la fête et la conscience sociale ne s’excluent pas.
Et ce qui me touche, moi qui regarde parfois le Québec avec mes yeux d’Haïtien d’origine, c’est que ces chansons ne sont pas seulement des refrains. Ce sont des archives vivantes. Chaque fois qu’on chante « Si j’avais les ailes d’un ange » ou « Les étoiles filantes », on ne fait pas que répéter des mots : on se rappelle d’où on vient, on dit encore une fois qu’on existe, qu’on est là, qu’on s’accroche.
Parce qu’au fond, ce sont vraiment les chansons qui nous tiennent debout. Quand tout vacille — la météo, l’économie, la politique — il reste toujours un air qu’on connaît tous, une mélodie qui nous redresse l’échine et qui nous rappelle qu’on n’est pas seuls. Les refrains deviennent des béquilles invisibles, des bras collectifs qui empêchent le Québec de tomber.
Et c’est ça, la magie : le pays se tient debout non seulement avec ses lois ou ses routes, mais avec ses voix. Celles qu’on pousse un peu trop fort dans les karaokés, celles qu’on murmure au coin du feu, celles qu’on hurle dans les festivals d’été. Chaque chanson est une colonne, chaque refrain une poutre : ensemble, elles bâtissent la charpente de ce peuple.
Je crois que c’est aussi ça qui alimente, tout doucement, la fierté collective québécoise : cette idée que nos chansons, nos mots, suffisent à créer une mémoire commune, sans besoin de grands discours. Un peuple qui chante ensemble est un peuple qui s’écrit lui-même en direct.
Alors je reviens à Éric Morel.
Un gars qui, sans me connaître, a pris mon texte et en a fait une chanson. On a échangé quelques idées à distance, comme deux voisins qui jasent à travers la clôture. Et je me suis dit que c’est exactement ça, la force de la chanson québécoise : elle crée des ponts entre les gens qui, autrement, ne se seraient peut-être jamais croisés.
C’est pourquoi je vous invite à l’écouter, sa chanson « Pantoute » (lien en commentaire). Pas seulement parce qu’elle porte le même titre que mon texte, mais parce qu’elle ajoute une voix de plus à cette grande chorale qu’est le Québec. La musique est encore à l’état brut pour l’instant — il entrera bientôt en studio pour la peaufiner, je crois. Avec votre éventuel encouragement, la demande y sera, et peut-être que cette voix gagnera en force et en écho.
Et c’est là le détail qui compte : peu importe qu’on soit des milliers au Centre Bell ou cinq autour d’une table de cuisine, quand une chanson québécoise se met à tourner, personne n’est spectateur. On devient tous choristes, qu’on sache chanter ou pas.
Un jour, un ami m’a dit :
— Le Québec, tu peux l’expliquer avec des livres, avec des discours, avec des lois. Mais si tu veux vraiment le comprendre, viens dans un party de famille quand quelqu’un sort une guitare. Là, tu vas le voir.
Il avait raison.
Alors oui, il y a les grands monuments : Félix, Charlebois, Céline, Diane, Ginette, les Cowboys Fringants et tant d’autres. Mais il y a aussi tous les Éric Morel de ce pays. Ceux qui ajoutent leur pierre, leur refrain, leur voix.
Et c’est peut-être ça, le plus beau : le Québec est une nation qui se chante lui-même, encore et encore. Une mémoire en chœur, portée par des voix ordinaires qui, réunies, deviennent extraordinaires. Tant qu’il y aura des voix pour s’unir, il y aura un Québec vivant — dans nos rassemblements, nos soirs d’été et nos hivers trop longs. Parce qu’aussi longtemps qu’on aura des chansons, on aura ce pays.
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📝 Cette chronique fait partie de la série « Le pays dans les détails » — un rendez-vous hebdomadaire chaque lundi.
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