
Il est 23h47. J’ai les doigts graisseux, les papilles en délire et le cœur un peu trop heureux pour mon cholestérol. Pourquoi ? Parce que je suis en pèlerinage gustatif au temple de la poutine : La Banquise. Ceux qui savent, savent. Ceux qui ne savent pas… eh bien, je les plains tendrement, comme on plaint un enfant qui n’a jamais vu la mer.
À cet instant précis, une fourchette plonge dans un océan de frites crousti-fondantes, soulève un iceberg de fromage en grains qui squeak sous la dent comme un hamster enrhumé, le tout noyé dans une sauce brune veloutée, chaude comme un câlin de grand-maman.
Et dans ma bouche ? C’est le feu d’artifice de la Saint-Jean, un karaoké de saveurs qui hurle : “vive le gras, vive le sel, vive la vie !”
Alors je le dis haut et fort, la bouche pleine et le menton heureux :
La poutine mérite d’être classée au patrimoine mondial de l’UNESCO. Point final.

Un patrimoine gustatif qui rassemble
La poutine, ce n’est pas juste un plat. C’est un langage universel de consolation. Quand tu as le cœur brisé, la poutine est là. Quand tu as fêté trop fort, la poutine est là. Quand tu n’as plus de budget pour un repas 3 services, la poutine est là. C’est la psychanalyse en aluminium. Le câlin du ventre. La diplomatie de la frite.
Un jour, j’ai vu un Français, un Haïtien, une Japonaise et un Ontarien partager une poutine à 4h du matin devant La Banquise. Ils ne parlaient pas la même langue. Mais ils communiaient autour d’une “T-Rex” débordant de steak haché, merguez, bacon et sauce carnivore.
Et tu sais quoi ? Personne ne parlait. Parce que le respect, c’est aussi savoir se taire devant une œuvre d’art comestible.
La poutine n’a pas été conçue par des chefs étoilés dans des laboratoires moléculaires. Non.
Elle est née comme un accident heureux dans un casse-croûte de Warwick ou de Drummondville — on débat encore, mais on s’en fout un peu. Ce qu’il faut retenir, c’est qu’un client aurait demandé “du fromage sur ses frites avec de la sauce”. Le serveur a probablement eu un moment d’hésitation, puis s’est dit : “Pourquoi pas ?”
Et cette phrase-là, “Pourquoi pas ?”, c’est littéralement le fondement de toute grande invention humaine : la roue, l’électricité, le jazz et… la poutine.

Un repas de fin de soirée qui sauve des vies (ou presque)
Tu veux des raisons de l’inscrire à l’UNESCO ? En voici une solide : la poutine prévient les mauvaises décisions à 2h du matin.
Combien de gens, en état d’ébriété avancée, ont vu leur nuit changer grâce à une poutine bien placée ?
C’est l’ultime mur porteur entre l’humain et ses démons nocturnes. Elle est là, au coin de la rue, comme un phare dans la tempête, une bouée de graisse pour marins perdus en ville. Sauce, fromage et frites : le triangle sacré de la rédemption.
La poutine est un symbole identitaire. Mais attention, pas de ceux qu’on politise ou qu’on crispe. C’est un symbole sympathique, accueillant, tolérant. Tout le monde est le bienvenu autour d’une poutine. Et même les variantes les plus farfelues sont les bienvenues : poutine au pulled pork, poutine végane à la sauce miso, poutine aux crevettes nordiques, poutine au foie gras (oui, même ça).
Et à La Banquise, c’est un véritable Louvre de la poutine : des dizaines de versions, des noms poétiques — “La Elvis”, “La Sud-Ouest”, “La Kamikaze”, “L’Obelix”, “La Taquise”. On pourrait y passer une semaine sans jamais manger la même.
C’est le Québec qui parle au monde dans la langue universelle du réconfort. C’est notre opéra populaire. Et franchement, si on a classé la pizza napolitaine ou la baguette française, on peut bien honorer notre orgueil frit.

Pourquoi l’UNESCO ? Parce qu’on le vaut bien
À une époque où le quinoa est roi, où l’avocat est vénéré et où le mot “gluten” fait frémir certaines foules comme Voldemort, la poutine se dresse fièrement comme une résistance populaire. Elle ne cherche pas à plaire aux nutritionnistes. Elle rassasie. Elle embrasse. Elle engraisse. Et elle le fait avec panache.
Et entre toi et moi : qui peut se dire vraiment heureux avec une salade de kale dans les mains quand une poutine fume à côté ?
Le patrimoine immatériel de l’UNESCO, ce n’est pas juste une liste pour les danses tribales ou les chants ancestraux. C’est une reconnaissance de ce qui fait sens, lien, culture. Et la poutine, en plus d’être une tradition culinaire vivante, est une passerelle entre les générations, les classes sociales, les cultures.
C’est un rite de passage, une madeleine de Proust, une prière laïque faite de patates. Elle mérite sa place à l’UNESCO comme un monument comestible, éphémère mais inoubliable. Comme un souvenir d’enfance, mais croustillant.
Cher comité de l’UNESCO, si vous me lisez — et j’espère que vous aimez le gras — sachez que ce n’est pas juste une affaire de cuisine. C’est une affaire de cœur, de fraternité, de survie nocturne. Inscrire la poutine au patrimoine mondial, ce n’est pas seulement honorer un plat. C’est rendre hommage à l’humanité dans ce qu’elle a de plus affamé, de plus imparfait, de plus vrai.
Et maintenant, pardonnez-moi. Ma “La B.O.M.” (bacon, oignons, merguez) m’appelle. Le fromage me fait de l’œil. Et la sauce me murmure des secrets qu’aucun nutritionniste n’a envie d’entendre.
Mais moi, je les écoute.
Parce qu’ici, à La Banquise, le patrimoine mondial est servi en barquette.

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Et entre nous, s’il fallait un hymne national pour accompagner la poutine, je propose le bruit du fromage qui couine entre les dents. C’est moins pompeux que Beethoven, mais c’est beaucoup plus satisfaisant.