En Haïti, l’art d’innover ne connaît pas de limites. On a inventé le pays sans État, l’électricité sans courant, la justice sans juges, et plus récemment, la démocratie sans élections. Et puisque rien ne va, eh bien… changeons la Constitution !
Car, c’est bien connu : quand on n’arrive pas à rétablir la sécurité à Port-au-Prince, quand la capitale est prise en otage par les gangs, quand la police fait plus de prières que de patrouilles, quand les routes sont plus trouées que les finances publiques… on change la Constitution. Logique haïtienne.
Mais attention, pas n’importe quelle Constitution ! Une « moderne », « inclusive », « adaptée aux réalités contemporaines », selon le Comité de pilotage de la Conférence nationale. Comité dont personne ne connaît vraiment les membres ni leur légitimité constitutionnelle.
Sont-ils juristes, constitutionalistes, ou simples aventuriers de l’article 1er ? Mystère et décret du 17 juillet 2024. Ce comité a pondu un document intitulé Avant-projet de Constitution 2025, un texte aussi ambitieux qu’un barrage hydroélectrique sur la rivière Grise. Sur le papier, tout est parfait.
Sauf que… la loi, la vraie, n’aime pas trop les raccourcis.
Peut-on changer la Constitution sans Assemblée constituante ?
La réponse est courte : non, sauf si on appelle « Assemblée constituante » une réunion entre cousins dans une villa d’accueil. L’article 284 de l’actuelle Constitution de 1987 est pourtant clair comme le clairon : « Toute consultation populaire visant à modifier la Constitution par voie référendaire est formellement interdite. » Donc, la route est tracée : pour refonder l’État, il faut une Assemblée nationale élue, des représentants légitimes du peuple, bref, une démocratie. Et non un comité nommé à huis clos pendant qu’à l’extérieur, les balles sifflent plus que les débats publics.
L’astuce est habile : au lieu de convoquer une véritable assemblée constituante, on passe par une Conférence nationale nommée par décret (c’est-à-dire par un exécutif sans mandat populaire). Et on espère ensuite transmettre le projet de Constitution à un autre comité non élu (le Conseil présidentiel de transition), pour qu’il le valide et convie le peuple « en ses comices ». Comices ! Le mot latin sonne noble, mais en créole, ça donne plutôt « manje komik ».
Le Conseil présidentiel de transition, mis en place officiellement le 12 avril 2024 à la suite de la démission d’Ariel Henry — lequel gouvernait sans légitimité populaire depuis l’assassinat de Jovenel Moïse — est censé incarner provisoirement l’exécutif. Selon le décret publié au Journal officiel « Le Moniteur », sa mission est double : ramener la sécurité dans le pays et organiser des élections crédibles d’ici février 2026. Mais depuis sa création, aucune avancée concrète n’a été enregistrée, en particulier sur la question cruciale de la sécurité. La violence armée s’aggrave, les gangs prospèrent, et la transition semble surtout patiner.
Mais au-delà des détails procéduraux, une question fondamentale s’impose : une Constitution peut-elle être adoptée par décret ? Même Duvalier aurait hésité. Une Constitution, dans un État de droit, n’est pas une circulaire ministérielle. C’est l’expression suprême de la souveraineté populaire. Elle ne peut émerger que d’une Assemblée constituante élue par le peuple ou d’un référendum, dans un cadre légal clair et rigoureux. Un décret, lui, est un simple acte administratif ou exécutif. Il ne porte aucun pouvoir constituant. (D’ailleurs, la Constitution actuellement en vigueur interdit explicitement toute tentative de modification par consultation populaire en dehors du cadre prévu, excluant ainsi toute voie référendaire imposée arbitrairement par un pouvoir en place.) Et vouloir faire naître une Constitution par décret, c’est comme vouloir bâtir un gratte-ciel avec une cuillère à soupe.
Même les régimes autoritaires comme celui des Duvalier prenaient soin de maquiller l’autoritarisme sous forme de plébiscites : en 1964, François Duvalier a organisé un référendum truqué pour se déclarer président à vie. Mais il ne s’est jamais aventuré à déclarer une Constitution en vigueur par un simple décret gouvernemental. Le ridicule, même la dictature savait le respecter.
Et si cette nouvelle Constitution doit entrer en vigueur par voie référendaire, on doit se poser cette question sérieuse : est-ce un gouvernement non élu, sans base constitutionnelle, qui peut convoquer ce référendum ?
Un gouvernement inconstitutionnel peut-il approuver une nouvelle Constitution ?
Si on se fie à l’article 58 de la Constitution actuelle, la souveraineté réside dans l’universalité des citoyens, pas dans un Conseil présidentiel nommé sans base électorale. Le gouvernement de transition lui-même est né d’un accouchement difficile, sans forceps juridiques. Il n’est pas élu, il n’est pas investi par un parlement légitime, et n’a reçu aucun mandat du peuple pour réécrire la loi-mère.
Changer la Constitution est un acte grave, qui engage la nation pour des générations. Ce n’est pas une fiche de poste à modifier dans un cabinet ministériel ! Le minimum requis, c’est une légitimité populaire claire et incontestable. Or, comment peut-on produire une Constitution durable avec un pouvoir éphémère, issu de tractations opaques ?
On peut comprendre l’envie de réforme. La Constitution de 1987 est parfois bancale, souvent inadaptée. Mais on ne corrige pas une fondation en béton fissuré avec du maquillage institutionnel. La procédure compte autant que le texte. Et ici, on est plus proche d’un bricolage juridique que d’un chantier constitutionnel.
C’est le grand sport national. Incapable de faire circuler les bus de l’État, on redessine les pouvoirs. En panne de solutions économiques, on redéfinit les articles. À défaut de rétablir la paix dans les quartiers, on trace de nouvelles cartes électorales.
Ce réflexe d’écriture est fascinant : on rédige pour dissimuler l’impuissance. C’est un peu comme repeindre la façade d’une maison en ruine pour faire croire qu’elle est habitable. Résultat : on a une Constitution toute neuve, pendant que le pays est toujours géré en mode catastrophe naturelle.
Et puis, soyons francs : que vaut un texte qui garantit la « sécurité » et les « droits fondamentaux », alors que même les sénateurs ont besoin d’escortes blindées pour traverser un carrefour ? Que vaut la promesse de participation des jeunes, des femmes et de la diaspora, quand ces derniers sont exclus du processus lui-même ? Ce n’est plus de l’auto-sabotage, c’est du théâtre de marionnettes.
La diaspora : courtisée dans les discours, exclue dans les articles
L’Avant-projet de Constitution 2025 est joliment écrit. On y lit des promesses d’inclusion, de décentralisation, de participation. Les articles chantent comme des poèmes républicains : « égalité entre les sexes », « liberté d’expression », « respect des droits humains », « droit à l’information », etc. On dirait un manifeste progressiste. Sauf que le réel, lui, n’a pas lu le texte.
Prenons un exemple comique : l’article 35-1 exige qu’au moins 4 % du PIB soit alloué à l’éducation. Admirable. Mais au moment même où cette promesse est rédigée, les écoles ferment par manque de sécurité, les enseignants ne sont pas payés, et les enfants apprennent à se coucher par terre au son des rafales. Le PIB ? Il est aussi virtuel que l’État.
La contradiction est flagrante : plus on écrit de nobles principes, plus la réalité s’effondre. L’avant-projet est un miroir aux alouettes : il reflète nos idéaux, mais pas nos moyens.
Ironie suprême : dans la note de présentation, on parle de consultations « dans les départements du pays ainsi qu’à l’étranger ». Très bien. Mais dans les conditions d’éligibilité, on glisse subrepticement des clauses d’exclusion : ne pas avoir une autre nationalité, avoir résidé plusieurs années dans le pays, ne pas avoir renoncé à sa nationalité dans le passé, etc. Bref, des conditions taillées pour écarter les Haïtiens de l’extérieur, ces mêmes héros économiques qui envoient chaque année plus de 3 milliards de dollars en transferts.
C’est comme inviter la diaspora à dîner… mais en lui demandant de rester dehors.
Changer la Constitution n’est pas une mauvaise idée en soi. Mais encore faut-il le faire dans les règles, avec légitimité et respect du droit. Ce n’est pas en contournant la loi qu’on crée un État de droit. Ce n’est pas en excluant les citoyens qu’on fonde une démocratie. Et ce n’est pas en déguisant un comité de nomination en « conférence nationale » qu’on fabrique un avenir commun.
En Haïti, nous avons un talent fou pour les textes : nous écrivons ce que nous ne faisons pas, nous promettons ce que nous ne pouvons tenir, et nous rêvons d’un pays à coups d’articles et de paragraphes.
Mais pendant ce temps, la vraie Constitution du peuple, celle qui est écrite dans la poussière des routes non réparées, dans la peur des quartiers sans État, dans la douleur des familles déplacées… elle, elle crie silence.
Et si on commençait, pour une fois, par faire respecter une Constitution avant d’en inventer une nouvelle ?
Quand réécrire la Constitution devient un aveu d’échec national
Il y a des pays qui célèbrent leurs Constitutions comme des contrats de confiance avec le peuple. En Haïti, on les accumule comme des certificats de divorce avec la réalité. Celle de 1805 est née dans le sang et la dignité, celle de 1987 dans l’espoir d’un renouveau démocratique. Et nous voilà, en 2025, face à un avant-projet écrit dans l’ombre, validé par personne, et piloté par une gouvernance qui n’a jamais reçu les clés du consentement populaire.
C’est à croire que plus le pays est ingouvernable, plus on écrit. On empile les articles comme on empile les sacs de riz dans les hangars humanitaires : sans garantie de distribution, sans chaîne de valeur, sans plan. On croit que le verbe peut compenser l’absence d’actes, que le mot « république » suffit à effacer le chaos.
Mais une Constitution, ce n’est pas un vœu pieux. C’est une boussole dans la tempête, pas un origami qu’on plie selon les humeurs politiques. Elle n’a de sens que si elle est issue du peuple, discutée, débattue, contestée, approuvée dans le tumulte sacré du dissensus démocratique. Ce texte, lui, est né d’un décret. D’un décret ! Ce mot qui, dans l’histoire des peuples, a toujours fait trembler les libertés. Ce mot qui évoque l’ordre venu d’en haut, la verticalité sans dialogue, l’autorité sans enracinement.
On veut nous faire croire que la Constitution de demain résoudra les crimes d’aujourd’hui. Mais une Constitution qui naît dans l’illégalité portera toujours un vice congénital. Elle ne fondera pas un nouvel ordre : elle prolongera le désordre. Pire encore, elle le maquillera d’un langage propre, d’une syntaxe républicaine, d’un trompe-l’œil juridique.
Car oui, on peut convoquer la modernité à coups de virgules. On peut évoquer la diaspora, la jeunesse, la parité, l’éducation et même l’amour dans les marges d’un avant-projet. Mais si le socle est corrompu par l’illégitimité, tout l’édifice vacillera au premier tremblement — et Haïti, pays des secousses, en sait quelque chose.
Alors il faut le dire sans détour : changer la Constitution sans assemblée constituante, sans élections, sans peuple, c’est un simulacre. Un théâtre d’ombres qui prétend éclairer l’avenir. C’est transformer un outil sacré en gadget transitoire. Et cela, même Duvalier, avec ses relents monarchiques, le faisait avec plus de subtilité.
Le plus grand danger n’est pas ce texte lui-même. Ce n’est ni sa syntaxe, ni ses promesses, ni ses omissions. C’est ce qu’il dit de nous : notre incapacité à bâtir le commun autrement que par la fuite en avant. Notre manie de penser qu’on peut refonder la nation en escamotant le peuple. Notre tragique habitude de répondre à chaque naufrage par un changement de papier, au lieu de changer de cap.
Une Constitution ne se décrète pas. Elle se mérite. Elle se forge dans l’écoute et la confrontation, dans l’inclusion et la clarté. Elle est l’aboutissement d’un processus populaire, pas le point de départ d’un exécutif sans peuple.
Sinon, ce n’est pas une Constitution.
C’est un cache-misère national.