Je ne sais pas si Jean-Jacques Dessalines, en 1804, imaginait qu’un jour ses héritiers se disputeraient sur Facebook pour savoir s’il faut l’aimer plus que Jésus. S’il avait prévu ça, il aurait sans doute écrit la Constitution de 1805 avec un article spécial interdisant les débats sur Internet après minuit. Mais nous voilà, deux siècles plus tard, les doigts tremblants sur le clavier, à transformer le fondateur de la nation en sujet de mèmes et de sermons.
Tout a commencé, paraît-il, dans une église haïtienne de la diaspora. Le pasteur, en plein feu du Saint-Esprit, a posé la question fatidique : « Qui est ton Dieu ? Dessalines ou Jésus ? » Silence. Puis explosion de débats, de prêches, de posts, de lives Instagram. La diaspora s’est enflammée. Sur YouTube, on a vu un frère en larmes jurer fidélité à Dessalines : « Li se sèl papa m! » (C’est mon seul père !) Sur TikTok, une sœur, Bible à la main, l’a recadré : « Tu peux pas mettre un général avant le Fils de Dieu, mon frère! » Et sur Twitter (ou X, selon le siècle où vous vivez), les insultes fusaient : « T’es un vendu de l’Occident! » – « Toi, t’es un idolâtre du sabre ! » – « Dessalines t’aurait coupé la tête pour moins que ça! » Bref, la révolution haïtienne continue, mais cette fois avec des emojis.
Il y a chez l’Haïtien une passion presque mystique pour les ancêtres. On ne peut pas lui en vouloir : quand on a eu des héros capables de vaincre Napoléon, on les garde précieusement, comme des trophées dans la mémoire. Le problème, c’est qu’on en a fait des boucliers contre le présent. Aujourd’hui, tout ce qui rend l’Haïtien fier, c’est 1804. Nos conversations tournent autour de Dessalines, Christophe, Capois-la-Mort, comme si l’Histoire s’était arrêtée à la bataille de Vertières. Le pays, lui, avance en marche arrière : les héros vont de l’avant, les vivants reculent.
J’ai toujours trouvé fascinant ce réflexe collectif : au moindre échec, on crie : « Les ancêtres ne seraient pas fiers ! » Mais si on regarde bien, eux aussi avaient leurs contradictions. Dessalines, le père de la nation, a été assassiné deux ans après l’indépendance, par ceux qu’il avait libérés. Ce détail historique, on le mentionne à peine, comme un péché honteux. On préfère répéter, la main sur le cœur : « Dessalines c’était un lion. » Oui, un lion, mais entouré de hyènes.
On pourrait appeler cette génération – nous, nos parents, nos enfants – les orphelins de 1804. Nous sommes nés de la gloire d’une révolution qui n’a jamais eu de descendance politique légitime. 1804 fut une victoire sans héritiers. Les héros sont morts trop tôt, et la nation, livrée à des tuteurs avides, n’a jamais été adoptée par ses propres enfants. Nous vivons sous la bannière d’un patriotisme 1804, figé comme une vieille photo : chaque 1er janvier, on refait les discours, on brandit les drapeaux, on promet de continuer le rêve, mais personne ne met à jour le logiciel. 1804, dernière mise à jour.
Les orphelins de 1804 ne sont pas coupables : ils ont hérité d’un pays sans testament, d’un État sans colonne vertébrale, d’institutions dépecées par les mêmes élites qui prétendent honorer les ancêtres. Ce ne sont pas eux qui ont trahi Dessalines, c’est une classe politique incestueuse, un clergé qui a béni toutes les injustices, des puissances étrangères qui ont fait payer à Haïti le prix de sa liberté. Ces orphelins ont été nourris de prières et de poussière, condamnés à aimer un pays qui les abandonne. Ils n’ont pas failli : ils ont survécu. Ils ont continué d’espérer dans les ruines, de danser dans la pénombre, d’envoyer de l’argent à une patrie qui ne répond plus. Et si le patriotisme 1804 semble usé, c’est parce qu’il a été trop souvent manipulé pour couvrir les crimes des vrais coupables — ceux qui, depuis deux siècles, vivent du cadavre glorieux de la Révolution.
Milan Kundera disait que le rire naît souvent du décalage entre la gravité qu’on se donne et la légèreté du monde réel. Haïti, cette gravité s’appelle l’esprit des ancêtres. Elle pèse tellement lourd qu’on en oublie de marcher. Nous vivons sous le poids d’un passé sacré comme d’un meuble en acajou hérité de grand-mère : impossible à déplacer, mais trop précieux pour s’en débarrasser. On ne s’assoit plus sur la chaise de Dessalines, on la vénère. Et pendant ce temps, personne ne fabrique de nouvelles chaises.
Chaque fois qu’on évoque 1804, on sent un mélange d’orgueil et de culpabilité. On brandit la liberté conquise, mais on vit dans une insécurité totale. Nos rues sont devenues des labyrinthes de peur, nos écoles ferment, nos enfants fuient, nos dirigeants s’exilent dans leurs villas gardées. Même les prières sont exportées : le salut vient désormais en dollars américains.
Je suis arrivé au Québec il y a des années, et je ne m’en cache pas : je suis admiratif. Pas aveuglé, non. Admiratif de voir un pays où l’administration répond à tes courriels, où le citoyen connaît ses droits, et où même le silence semble bien organisé. Je marche dans les rues propres de Gatineau ou de Québec, et je me dis : « Voilà ce qu’un peuple a construit : un système qui fonctionne. » Ce n’est pas une question de miracle, mais de discipline. Ici, les ancêtres n’ont pas besoin de revenir : leurs institutions suffisent.
Pendant ce temps, en Haïti, la route de Dessalines au Pont-Rouge est pleine de trous. L’ironie ? C’est sur cette même route qu’on l’a assassiné. Deux siècles plus tard, les cratères sont toujours là. On dirait que l’Histoire, en Haïti, se répète comme un pneu crevé.
Revenons à notre débat sacro-digital : Dessalines contre Jésus. Derrière cette querelle, il y a une vérité plus triste : nous cherchons désespérément une figure à adorer. L’État est mort, la justice en exil, la sécurité en cavale ; alors, il ne reste que la foi – et la nostalgie. L’Haïtien moderne prie d’une main et partage un post patriotique de l’autre. C’est un croyant à double emploi : le dimanche pour Jésus, le lundi pour Dessalines.
Mais au fond, ce n’est pas de la foi : c’est du désespoir déguisé. Nous invoquons les ancêtres parce que nous n’avons plus de contemporains admirables. Nous louons la bravoure d’hier pour éviter d’affronter la lâcheté d’aujourd’hui. Et pendant que nous débattons pour savoir qui mérite le trône céleste, les gangs, eux, règnent sur la terre. La République dominicaine négocie à notre place, nous traite de menace démographique, tout en vendant les munitions qui traversent nos frontières. L’histoire est un roman noir : les descendants de Dessalines sont devenus les figurants de leur propre tragédie.
Si je ris, ce n’est pas pour me moquer ; c’est pour ne pas pleurer. Rire, c’est encore une façon de résister. Nous sommes un peuple qui danse au bord du volcan, qui chante au milieu des ruines. Même nos malheurs, on les raconte avec panache. C’est peut-être ça, notre génie national : la capacité de transformer la douleur en folklore. Mais il serait temps de transformer aussi la mémoire en avenir.
Car la vérité, c’est que nous n’avons pas besoin d’un nouveau Dessalines ; nous avons besoin de citoyens qui paient leurs impôts, qui respectent les feux rouges, qui refusent la corruption. Nos héros ne sont pas morts : ils sont simplement fatigués d’être invoqués pour couvrir nos paresses collectives.
Le spectateur étranger qui observerait ce théâtre haïtien verrait un mélange déroutant de foi, de politique et d’histoire tressées dans une farce existentielle. Chez nous, le tragique et le comique ne s’opposent pas, ils cohabitent, comme deux colocataires qui partagent la même misère. Un peuple qui veut repeindre en saint un général que l’histoire a sali — un homme qu’on a longtemps traité de sanguinaire parce qu’il n’a pas su mourir docilement, en bon esclave, la tête penchée et le cœur soumis — un héros qu’on a crucifié une seconde fois pour avoir refusé la servitude.
Et pourtant, c’est bien de le défendre, de rappeler que sa colère était celle d’un peuple qu’on voulait effacer. Mais pendant que les enfants de ce même peuple s’échinent à laver son nom dans la mémoire collective, leurs dirigeants, eux, lessivent la caisse du trésor : voilà notre paradoxe quotidien… Et pourtant, dans ce chaos, subsiste une lumière têtue, presque insolente — celle du besoin viscéral d’espérer. Nous ne savons plus construire, mais nous savons encore rêver.
Être Haïtien, c’est porter en soi la gravité de 1804 et la légèreté d’un carnaval. C’est citer Dessalines entre deux chansons TikTok. C’est s’indigner du passé sans oser affronter le présent. C’est aimer son pays jusqu’à l’exil. Mais au fond, ce mélange de fierté et de dérision, c’est aussi ce qui nous sauve : le rire comme drapeau, la mémoire comme carburant, et l’ironie comme dernier refuge.
Je ne sais pas si les ancêtres ont accès à Internet, mais s’ils lisent nos débats, ils doivent se fendre la tête de rire (ou de honte). Peut-être que Dessalines, depuis son nuage, envoie un message à Toussaint Louverture : « Regarde-les, ils m’ont transformé en hashtag. » Et Toussaint répond : « Laisse-les faire, au moins ils se souviennent. » Oui, ils se souviennent. Mais la mémoire sans action, c’est une bougie sans flamme.
Alors, à mes compatriotes, je dirais simplement : gardons nos héros, mais cessons de les utiliser comme alibis. Si nous voulons être fiers de nous aujourd’hui, ce ne sera pas en criant « 1804 ! » dans les commentaires Facebook. Ce sera en créant des écoles, en nettoyant nos rues, en construisant nos ponts, et en élevant nos enfants dans la dignité. L’histoire n’est pas un musée : c’est un chantier. Et les ancêtres, eux, ont bien mérité leur repos.
Je regarde le monde, les mains encore tachées de ma double mémoire. D’un côté, la chaleur des tambours et des ancêtres qui m’ont légué la liberté comme on lègue un chant inachevé ; de l’autre, le froid bienveillant d’une terre où les lois fonctionnent comme les saisons, où l’ordre ne fait pas peur, où la dignité n’est pas un luxe. Entre ces deux pôles, j’avance, sans carte, avec la nostalgie d’un pays qui me hante et la gratitude d’un autre qui m’a appris à respirer. Je ne choisis pas : je conjugue. Je parle la langue des survivants et j’écris celle des bâtisseurs.
Il y a des soirs où, en marchant dans une rue tranquille, j’imagine Dessalines assis sur un banc public, silencieux, regardant les lumières d’une ville qui marche toute seule. Il ne dirait rien, je crois. Il sourirait peut-être, ce sourire rare des vainqueurs qui ont compris que la vraie liberté n’est pas de renverser un empire, mais de construire une société qui n’a plus besoin d’épée pour tenir debout. Et moi, en le croisant, je n’aurais rien à lui dire non plus. Pas un mot de patriotisme 1804, pas un cri d’orgueil hérité. Seulement un salut, discret, fraternel, comme entre deux hommes qui savent ce que c’est que de naître dans le tumulte et de vouloir quand même la paix.
Alors oui, quelque part entre la neige et la poussière, entre l’histoire et le quotidien, je continue le trajet. Non pas pour réparer le passé, mais pour réconcilier ce qu’il a laissé de meilleur : le courage d’espérer, même quand la route se fissure. Car si 1804 fut le cri, ce présent doit devenir la respiration. Et peut-être qu’un jour, quand on parlera encore de Dessalines, on cessera de se demander qui est le père du peuple pour s’interroger enfin sur les enfants qu’il nous reste à devenir.
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Les orphelins de 1804 : notion que je propose pour désigner les Haïtiens d’aujourd’hui, ces générations postindépendance héritières d’une révolution sans succession politique ni morale — descendants d’une épopée sans héritage. Nés d’une victoire absolue, mais sans filiation politique ni institutionnelle, ils sont issus de la gloire des ancêtres tout en étant privés d’un État juste. Ils portent le nom glorieux des héros sans avoir reçu ni leurs armes ni leur projet, chargés d’un passé héroïque dont ils ne possèdent pas les fruits. Ce ne sont pas des coupables, mais les enfants d’un pays qui a perdu ses pères. Ils incarnent un peuple fier de sa liberté, mais abandonné par des élites corrompues et des institutions défaillantes. Être un orphelin de 1804, c’est vivre dans l’ombre d’une révolution trahie, aimer une liberté qu’on ne goûte plus et marcher, malgré tout, avec la dignité de ceux qui savent d’où ils viennent, même quand on leur a volé la suite. C’est vivre la mémoire d’une victoire que l’histoire n’a jamais su transformer en avenir.
















