Il y a des phrases qui s’impriment dans la mémoire comme des tatouages. Des mots que tu entends petit, que tu comprends de travers, mais qui t’accompagnent toute ta vie. Moi, j’avais quatre ou cinq ans, et cette phrase-là m’a fait traverser la Nationale #1 (Gonaïves, Haïti) à deux reprises, torse nu, les sandales ballottant, le souffle coupé : « Manman pitit mare vant ! »
En français, on traduit ça maladroitement par « Mères de famille, resserrez vos ceintures : le danger frappe à nos portes », une manière haïtienne de dire à une femme enceinte de se préparer, de tenir bon face à la douleur de l’enfantement qui approche, parfois pour avertir d’un danger. Mais à quatre, cinq ans, les nuances de la sagesse populaire, crois-moi, ce n’est pas encore au programme. Moi, j’ai juste entendu une menace. Et comme le pays vivait au rythme des coups d’État, des rumeurs de massacre, et des voix graves à la radio, j’ai pensé que ma mère, Solange, allait mourir. Point barre.
Nous étions en plein chaos. Le président Jean Bertrand Aristide venait d’être renversé, on parlait de FRAPH (Front Révolutionnaire Armé pour le Progrès d’Haïti), dirigé par Emmanuel Constant, alias Toto Constant, comme on parle du diable : à voix basse, la peur coincée dans la gorge. Ce point est abordé au chapitre 44 de Le Rêve de la mer Noire. Dans les ruelles, les hommes se penchaient sur les postes de radio grésillants comme si chaque phrase était une balle prête à partir. Dans les cuisines, les femmes étouffaient les enfants avec des gestes rapides : « Chut ! Pa pale ! » (Ne parle pas !).
À cet âge, j’avais compris deux choses : premièrement, que les adultes écoutaient trop souvent les informations pour que ce soit bon signe. Deuxièmement, que si ma mère allait à l’église le soir, ce n’était pas seulement pour prier, mais parce que Dieu était son seul garde du corps. Et moi, enfant encore sans recul, je n’avais aucune confiance dans ce garde du corps invisible.
Alors, ce soir-là, quand j’ai entendu l’expression fatale « Manman pitit mare vant », j’ai cru que c’était l’alerte rouge. Pas une métaphore. Pas une image. Pas une façon de dire. Non. J’ai pensé que les FRAPH avaient déjà encerclé l’église et qu’ils allaient tuer ma mère.
Je me suis mis à courir. Pas marcher, pas trottiner. Courir. Comme si j’étais poursuivi par tous les démons de l’Apocalypse. Les adultes qui m’ont vu partir ont bien essayé de me rattraper. Mais un enfant de quatre, cinq ans, quand il court avec la conviction que la vie de sa mère est en jeu, c’est plus rapide qu’un Usain Bolt avec du caféine dans le sang.
On dit souvent que la peur paralyse. Faux. La peur donne des ailes, et mes petites jambes de gamin se sont transformées en kalachnikovs de vitesse. J’ai traversé la Nationale #1 à deux reprises, zigzaguant entre les tap-taps, les camions, les motos, avec une adresse que même les cascades de cinéma n’oseraient pas filmer. Derrière moi, une dizaine d’adultes me poursuivaient. C’était une vraie scène de Benny Hill version haïtienne : eux soufflant et criant, moi toujours hors de portée, comme un petit cabri qu’on n’arrive jamais à attraper.
J’ai couru des kilomètres. Le torse nu, les sandales battant le tempo, la gorge en feu. J’avais une seule mission en tête : récupérer ma mère avant que les « méchants » ne la tuent.
J’ai ouvert la porte de l’église comme un héros qui fait irruption dans un film d’action. Essoufflé, en sueur, j’ai crié à ma mère : « Dépêche-toi, les méchants vont venir pour te tuer ! »
Silence. Puis rires. Des vagues de rires.
Les fidèles, perplexes d’abord, ont éclaté de rire en comprenant la scène. Ma mère a expliqué, avec douceur, pourquoi son petit garçon avait fait ce sprint épique. Les gens étaient morts de rire, mais avec une tendresse qui réchauffait la nuit. Dans ce pays où la peur était devenue la musique de fond, il y avait encore de la place pour rire d’un enfant trop sérieux.
Ce soir-là, j’ai sauvé ma mère d’un danger imaginaire. Mais quelques mois plus tard, c’est Raboteau qui a été englouti dans un vrai massacre. Des centaines de partisans d’Aristide réclamant son retour ont été exécutés, les vagues emportant les cadavres. Cette fois, ce n’était pas une rumeur d’enfant. C’était l’Histoire, celle qui se grave au fer rouge dans la mémoire d’un peuple.
Avec le recul, je me dis que cette course folle était peut-être une parabole. L’enfant qui court pour protéger sa mère, c’est un peu l’image d’Haïti elle-même : toujours en fuite, toujours en train de traverser des nationales brûlantes, toujours poursuivie par des forces plus grandes qu’elle, mais jamais résignée à se laisser rattraper.
On rit d’un gamin qui s’imagine sauver sa mère d’un massacre. Mais n’est-ce pas exactement ce que chacun de nous fait, à sa manière ? On court pour sauver ceux qu’on aime, même quand le danger n’est pas encore là. On court par instinct. Et parfois, grâce à cette course, on garde vivante la possibilité d’un futur.
J’ai appris plusieurs choses ce soir-là.
Les mots sont puissants. Ce que j’ai entendu, « Manman pitit mare vant », m’a fait courir comme si le ciel me tombait sur la tête. Les adultes lancent parfois des phrases comme on jette des pierres dans l’eau. Mais un enfant, lui, croit que chaque pierre peut lui briser le crâne.
La peur n’est pas toujours mauvaise. Oui, elle m’a fait courir comme un fou. Mais elle m’a aussi fait traverser mes propres limites. Parfois, c’est la peur qui nous pousse à agir, à protéger, à aimer plus fort.
Rire est une survie. Les fidèles qui riaient ce soir-là riaient non pas de moi, mais avec moi. Ils riaient de la vie qui persiste, même dans le chaos. En Haïti, on a souvent dû rire au bord de l’abîme, parce que sinon, on tomberait pour de bon.
Chaque petite histoire cache une grande histoire. Mon sprint enfantin était une anecdote drôle. Mais replacée dans le contexte, elle devient un écho de l’Histoire d’Haïti : la peur, l’amour, la survie, la résistance.
Aujourd’hui encore, quand je pense à ce petit garçon torse nu qui courait à perdre haleine, je souris. Il avait tort et raison à la fois. Tort, parce que sa mère n’était pas en danger immédiat. Raison, parce que le danger planait bel et bien, au-dessus de tout un peuple.
Il vaut mieux courir trop tôt pour sauver quelqu’un que trop tard pour pleurer sa perte.
C’est peut-être ça, la sagesse que j’ai ramenée de mon enfance. Ne pas attendre que les massacres arrivent pour protéger ceux qu’on aime. Ne pas croire que les menaces sont toujours des métaphores. Et comprendre que même une course absurde peut avoir du sens, quand elle naît d’un amour absolu.
Voilà pourquoi, chaque fois que j’entends encore aujourd’hui un Haïtien lancer son fameux « Manman pitit mare vant », je ris. Mais je ris comme on pleure : avec la mémoire d’un peuple qui court toujours, et l’espoir qu’un jour, enfin, il pourra s’arrêter.