Il y a des phrases qui tombent comme un coup de tonnerre, et d’autres qui caressent comme une pluie d’été. « Retourne dans ton pays » fait partie des premières. Elle fige, elle glace, elle réduit un être humain à un passeport, comme si une vie se résumait à des papiers pliés dans un tiroir. Mais il existe une autre phrase, discrète, souvent chuchotée avec chaleur et simplicité : « Tu es chez toi ici. Tu es l’un des nôtres. » Elle, au contraire, ouvre les bras. Elle bâtit un pont. Elle transforme une terre d’accueil en maison commune.
Et c’est bien cela que je veux raconter : chaque fois qu’un écho amer me rappelle que certains doutent de ma place, j’en entends cent autres qui me rappellent le contraire. Ce n’est pas toute la société qui pense d’un seul bloc — le Québec est traversé par des sensibilités différentes — mais la balance penche clairement du côté de l’accueil et de la solidarité. Ce n’est pas une formule polie lancée en l’air ; c’est un geste qui se vérifie dans les faits.
C’est un voisin qui vient donner un coup de pelle l’hiver quand la neige a enseveli l’entrée. C’est une collègue qui prend le temps d’expliquer patiemment une subtilité de la langue ou de la culture. C’est une amie qui ouvre sa maison pour Noël alors que je n’ai pas ma famille à proximité. Ce sont aussi des institutions qui, malgré leurs imperfections, offrent la santé, l’école, l’égalité devant la loi. Bref, ce sont des gestes concrets qui disent : « Tu n’es pas seulement toléré, tu fais partie de nous. »
Le Québec que j’aime, c’est celui-là.
On ne devient pas Québécois seulement par la carte de citoyenneté, mais par cette lente imprégnation quotidienne qui fait qu’un jour on se surprend à dire « pantoute » sans même y penser, à se plaindre de la météo comme tout le monde, à savourer une poutine avec le même sérieux que s’il s’agissait d’un rite ancestral. L’appartenance n’est pas un décret, elle est une expérience.
Il est vrai que l’intégration est un chemin, pas un coup de baguette magique. Les sociologues l’ont montré : il faut deux, parfois trois générations pour que les racines d’un nouvel arrivant soient perçues comme pleinement ancrées dans le paysage collectif. C’est vrai partout : en France, en Allemagne, en Haïti. Mais entre-temps, il y a cette possibilité immense : être déjà de cœur, de culture et d’engagement. Or, le cœur et l’engagement, voilà ce qui compte. Car être Québécois, ce n’est pas seulement être né ici ; c’est partager une histoire, participer à un avenir, dire « nous » plutôt que « eux ».
Il m’est arrivé, en France, qu’on me dise : « Tu dois être Québécois », comme si mon accent portait avec lui une autre patrie. En Haïti, mon pays d’origine, paradoxalement, on m’a parfois regardé comme un étranger revenu du froid. Et au Québec, certains m’ont déjà pris pour un Camérounais. Cette confusion n’est pas une insulte : c’est la preuve que l’exil tricote des identités multiples. C’est une boussole qui cherche encore le nord, mais qui finit toujours par l’indiquer.
Être pris pour un autre, c’est aussi le lot de toute migration : l’œil de l’autre vous reflète d’abord comme « étrange ». Mais avec le temps, la différence se fond dans la ressemblance. C’est le travail silencieux de la société d’accueil : transformer l’altérité en familiarité. On pourrait croire que cette hospitalité n’est qu’un discours, mais elle se vérifie dans des acquis que bien des immigrants découvrent avec émerveillement :
Un système de santé accessible et universel. Une école gratuite et obligatoire, où l’enfant d’un nouvel arrivant apprend le français, se fait des amis, et rentre à la maison avec des mots nouveaux qui deviennent vite la langue familiale. La protection sociale, qui évite de sombrer complètement quand les temps sont durs. La vie culturelle, qui ouvre des bibliothèques, des musées, des festivals, à tous, sans distinction. La solidarité quotidienne : ces voisins qui partagent une souffleuse, ces collègues qui organisent une collecte pour aider quelqu’un dans le besoin.
Ces réalités ne sont pas parfaites, mais elles sont là, et elles comptent. Elles disent mieux que de longs discours : « Tu fais partie de la maison. »
Soyons francs : le problème ne vient pas toujours de la société d’accueil. Parfois, il vient de nos propres communautés immigrantes. J’en parle en tant qu’Haïtien : combien de fois ai-je vu des frères et sœurs, au lieu d’aider leurs semblables à éviter les écueils, les y pousser ? Combien d’immigrants auraient pu mieux réussir si, au lieu de jalousie ou de suspicion, on leur avait tendu la main dans leur propre milieu, parmi leurs proches et leurs semblables?
Toutes les communautés connaissent leurs divisions, leurs rivalités, leurs fractures intérieures. Ce n’est donc pas une faiblesse culturelle particulière, mais une condition humaine partagée.
Il est facile de critiquer les barrières qu’on nous impose de l’extérieur, mais il est plus difficile d’avouer nos divisions internes. Pourtant, elles existent. Elles rappellent que l’intégration ne se joue pas seulement entre un immigrant et sa société d’accueil, mais aussi à l’intérieur même des diasporas.
Je l’ai compris avec le temps : tout immigrant rêve de se fondre dans son pays d’adoption au point d’y être vu comme faisant partie intégrante. Mais cela ne veut pas dire renier ses origines. Au contraire, c’est en assumant ce que nous portons que nous enrichissons le collectif. Être Québécois de cœur, c’est conjuguer les héritages : chanter une chanson de chez soi et reconnaître un air de Félix Leclerc, savourer le griot au même titre que la tourtière, mêler les récits.
C’est aussi s’engager : voter, participer, défendre les valeurs communes. La citoyenneté n’est pas seulement un droit, c’est une responsabilité. Elle se mesure à ce que nous apportons, pas seulement à ce que nous recevons.
Le Québec lui-même n’a pas fini de définir son identité. Il se cherche, il débat, il hésite entre ses racines françaises et sa réalité nord-américaine, entre l’ouverture et la peur de disparaître. C’est une nation en construction permanente. Et c’est ce qui la rend belle : elle se façonne chaque jour avec ceux qui y vivent, anciens et nouveaux.
En somme, le Québec n’est pas une citadelle fermée ; c’est un chantier ouvert. Y participer, c’est déjà être « un des nôtres ».
Je ne ferme pas les yeux sur les difficultés. Le racisme existe, la discrimination aussi. Mais ce n’est pas ce qui domine. Ce qui domine, ce sont les milliers de gestes simples qui font qu’un immigrant peut dire, sans honte ni hésitation : « J’ai trouvé ici une maison. »
Évidemment, tout n’est pas parfait : souligner les gestes positifs ne veut pas dire taire les blessures. Mais c’est précisément en reconnaissant les deux — l’ombre et la lumière — que le portrait devient crédible.
Le Québec que j’aime, ce n’est pas celui qui me dit : « Tu n’as pas ta place. » C’est celui qui m’invite à sa table, qui me demande mon avis, qui rit de mon accent sans méchanceté, qui me prête une écharpe en hiver. C’est celui qui m’a appris qu’on peut appartenir avant même d’être compté parmi ceux qui y ont leurs racines profondes.
Alors, quand j’entends : « Tu es l’un des nôtres », je sais que cette phrase n’est pas seulement un compliment. C’est un engagement.
Et je réponds : oui, j’en suis.