Ils sont rares, ces êtres qui écrivent avec leur souffle. Et plus rares encore ceux dont les vers, une fois couchés sur la page, restent vivants bien après leur départ.
Willems Édouard fait partie de cette poignée d’âmes qui n’écrivent pas pour faire joli mais pour survivre, pour hurler, pour conjurer le silence. Pourtant, ce même silence — complice, épais, criminel — a enveloppé sa disparition comme s’il ne s’était rien passé.
Neuf ans après son assassinat, une question s’impose : avons-nous vraiment pleuré Willems ou l’avons-nous classé, à notre manière habituelle, dans ce musée poussiéreux des morts en trop, ceux dont les tombes n’ont même plus d’épitaphe?
Le 8 juillet 2016, dans les rues d’une Pétionville endormie sous la violence, le corps de Willems s’est effondré. Poète debout, il est tombé sans protection, sans cortège, sans garde rapprochée. Ce n’est pas seulement un homme qu’on a abattu. C’est une parole, une lucidité, une insoumission poétique qu’on a voulue faire taire.
Et peut-être l’a-t-on fait… momentanément. Car les mots, eux, sont des semences rebelles. Ils percent la terre même sous la cendre.
Le pays des morts vifs
Chez nous, les funérailles sont parfois des fêtes. Mais les morts ne sont presque jamais vengés. Ils deviennent des légendes qu’on invoque une fois par an, entre deux génuflexions hypocrites.
Les assassins, eux, marchent toujours au grand jour, plus arrogants que jamais.
C’est que la mémoire est une denrée fragile sous les tropiques. On oublie vite. On oublie trop. Il y a une fatigue de se souvenir. Alors on préfère effacer, pour ne pas sombrer. Mais oublier Willems Édouard, c’est accepter que le langage se fasse égorger en pleine rue.
Son livre, Plaies intérimaires, publié chez Mémoire d’encrier, est un cri sous la peau. Ce n’est pas un recueil à lire, c’est une brûlure à porter. À chaque page, on sent le sang battre, le souffle s’accélérer, les tendons de la colère vibrer. Il n’écrivait pas comme on tisse une dentelle.
Il écrivait comme on pose une bombe. Non pour détruire, mais pour réveiller. Et dans un pays où dormir est devenu réflexe de survie, ça dérange.
Il est une terre aux beautés éteintes
Là
Une éternelle homélie de pluie pour l’anuitement des astres
Là
Tous les soleils pendus aux lampadaires
Tu te rappelles
ce visage vétuste un septembre furibond
Tu te rappelles
Tes pas en rafales sur le macadam
Je te regardais t’en aller
Ton cœur ma jeunesse
Tes bras mon courage
Ta voix mon cri
Et tout un bondissement de furie en liesse
[…]
Dans ce pays proféré
Un décembre quotidien commémore le carnage d’un cœur conteur
La poésie comme résistance à l’effacement
Que reste-t-il d’un poète tué dans l’indifférence ? Quelques livres, éparpillés dans des bibliothèques trop silencieuses. Quelques amis, qui se battent encore pour qu’on ne l’efface pas. Et un peuple, occupé à survivre, à esquiver les balles, à ne pas devenir lui aussi un simple nom sur un faire-part.
Mais ce qu’on oublie, c’est que la poésie vraie, celle qui suinte de la vie, ne meurt jamais vraiment. Elle rôde. Elle attend. Elle murmure dans l’oreille des prochains. Elle prépare sa revanche.
En tuant Willems Édouard, ils ont cru faire taire un homme. Ils ont réveillé une plaie.
Et cette plaie, elle est encore ouverte. Non pas « intérimaire », mais éternelle.
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PS : Le poète Willems Édouard, ancien directeur général des Presses nationales d’Haïti (2004-2011), a été assassiné le 8 juillet 2016 à Pétion-Ville, sur la rue Gabart, non loin de Caribe Tours.