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On aurait pu parler du jeu, du pressing, des passes courtes, du mental, ou même de la fédération haïtienne de football (ce serait déjà un bon drame). Mais non.

Nous voilà, une fois de plus, en train de débattre d’un maillot. Pas d’un maillot mal cousu ou trop cher, non, d’un maillot d’une équipe nationale estampé d’un vèvè, symbole cabalistique du Vodou, subtilement incrusté comme si l’on glissait un gri-gri dans une poche avant d’aller au travail.

Certains s’offusquent, au nom du respect de la liberté de croyance, de la laïcité, de l’inconfort que pourrait ressentir un joueur catholique ou un supporter protestant.

D’autres brandissent l’argument culturel : « Le Vodou, c’est nous ! » comme s’il s’agissait d’un drapeau génétique cousu à même l’ADN.

Je ne rentre pas dans ce débat. C’est un piège, un faux problème. Parce que pendant que les uns s’énervent sur un symbole, les autres continuent de gouverner un pays où les symboles valent plus que les institutions.

Le véritable sujet, c’est que ce vèvè sur le maillot de l’Équipe nationale (qualifiée pour le mondial) résume parfaitement ce que nous, les haïtiens, nous sommes devenus : une nation coincée, figée dans ses croyances ancestrales comme un lézard paralysé sous le soleil.

Nous n’avons jamais appris à faire confiance à la rationalité

J’ai grandi en Haïti, un pays où le matin commence souvent par une incantation déguisée. Dans mon quartier, aux Gonaïves, il y avait toujours un monsieur pour expliquer pourquoi son commerce ne marchait pas : quelqu’un l’avait « bloqué ». Une dame dont la fille n’arrivait pas à réussir ses examens : « On l’a attachée ». Une autre, incapable de tomber enceinte, murmurait en silence que la belle-mère lui avait jeté un mauvais sort, qu’elle lui avait « mangé la chance ».

Un jour, un match de foot sans règles ni arbitre, né d’un après-midi sans programme, dans une ruelle, s’est terminé par un rituel improvisé : les gamins avaient dessiné un mini-vèvè avec un charbon pour s’assurer que leur équipe marquerait. Des enfants ! Pas des vieilles personnes tremblantes sous les ombres. Des enfants qui, au lieu d’apprendre à compter les probabilités, répétaient déjà les automatismes d’adultes aliénés, prisonniers d’un imaginaire transmis comme une vérité, où l’échec n’est jamais le fruit du hasard, de l’erreur ou du manque d’effort, mais toujours l’œuvre obscure d’une force invisible.

Et voilà que, des années plus tard, ce même réflexe se retrouve… sur le maillot national. Comme un clin d’œil cosmique : à défaut d’avoir des infrastructures sportives, mettons un symbole mystique, ça ne coûte rien. Le problème, ce n’est pas le vèvè. C’est ce que le vèvè révèle de nous.

Pendant des décennies, nous avons confondu modernité avec possession d’un téléphone dernier cri. Nous avons confondu progrès avec voyages à Miami. Mais nous n’avons jamais appris la base : la causalité, la logique, la méthode, l’observation, le raisonnement.

Haïti est un pays où la météo, l’examen d’État, la politique, la route nationale #1 et le destin amoureux peuvent être expliqués par un même réflexe : « Gen bagay ». Toujours un « bagay ». Toujours quelque chose dans l’invisible. Toujours une force obscure.

Cela peut prêter à sourire, mais en réalité, c’est une tragédie cognitive. Nous n’avons jamais appris à faire confiance à ce qui se vérifie. Nous avons hérité d’un système où l’invisible sert de refuge. Une nation entière s’est habituée à résoudre des problèmes concrets par des explications abstraites. C’est confortable, certes, mais profondément paralysant.

Des institutions plus faibles que nos superstitions

C’est peut-être la seule constante de notre histoire : nos institutions tombent, nos croyances survivent. La première République noire au monde ? Oui. La première République qui a laissé les superstitions gouverner la structure même du pouvoir ? Encore oui.

Nos dirigeants, passés et présents, savent comment fonctionne ce pays : il est plus facile de gouverner un peuple persuadé que son destin se joue dans l’invisible plutôt que dans un parlement.

Les politiciens haïtiens, à défaut de bâtir des routes, ont bâti des légendes. À défaut de construire des écoles, ils ont construit des récits fantastiques. À défaut de financer la recherche scientifique, ils ont financé la survie politique dans un théâtre où les dieux et les ancêtres servent de stratégie de communication.

Quand un peuple n’a pas confiance en ses institutions, il cherche ailleurs. Dans le tambour, dans l’église, dans le rêve, dans le talisman, dans le vèvè. Ce glissement n’est pas un hasard, c’est une conséquence. La misère est un excellent terreau pour la magie. Quand la vie manque d’explications rassurantes, on en invente. Quand les États échouent, les mystiques prospèrent. Quand il n’y a ni justice, ni école, ni hôpital fonctionnel, il reste quoi ? Le sacré.

C’est presque mathématique : plus la vie est dure, plus les illusions sont séduisantes. Il est plus simple de croire que quelqu’un nous surveille que d’accepter que nous sommes seuls face à nos catastrophes. Plus simple de croire qu’un loa vodou protège Haïti que d’admettre que personne ne protège Haïti.

Plus simple de vénérer un symbole que de bâtir une institution. La magie rassure. Le réel, non. Et ce réflexe, profondément humain, nous a enfermés. Nous avons développé une dépendance spirituelle comme on développe une addiction. Elle comble le vide, mais elle ne construit rien.

Le match qui n’a jamais eu lieu

C’est pour cela que je ne rentre pas dans le débat sur la légitimité du symbole. Ce débat nous amuse, mais il nous distrait. Le vèvè sur le maillot de la sélection haïtienne de football « Les Grenadiers » n’est pas le problème. C’est un miroir…

Le miroir d’un pays qui préfère discuter de ce qui se voit plutôt que de ce qui se construit. Le miroir d’un peuple qui se cramponne à ses mythologies parce que la réalité lui fait trop mal.

Le miroir d’une nation qui, au lieu de moderniser ses structures sportives, armes, institutions, écoles, infrastructures, s’offre des amulettes symboliques pour se donner l’impression d’avancer.

Si demain le maillot portait le symbole de la Constitution du pays, on continuerait de perdre nos matchs. Si demain le maillot portait les plans détaillés d’un projet d’État moderne, on n’y gagnerait pas un but de plus. Parce que le problème n’est pas sur la poitrine des joueurs. Il est dans la manière dont nous pensons le monde, la nation, l’État, le progrès, la vérité.

Je me souviens d’un match dans mon quartier. Une équipe avait décidé de dessiner un gand vèvè de Legba à l’entrée du terrain pour « ouvrir les chemins ». L’autre équipe, vexée, en avait dessiné un autre, celui de Dantor, pour « bloquer l’énergie ». Résultat : personne n’a marqué. Personne. 0–0. Un ennui historique. Le match le plus mystiquement stérile jamais joué dans une ruelle haïtienne.

À la fin, un vieux monsieur avait dit : « Se pa vèvè ki fè nou fè match nul non, se paske nou pa konn jwe. » (Ce n’est pas le vèvè qui vous a fait faire match nul, c’est simplement parce que vous ne savez pas jouer.) Ce jour-là, tout était dit. La vérité nue, simple, presque banale : ce n’était pas la magie qui avait échoué. C’était la technique. La préparation. La discipline. La méthode. En un mot : la réalité.

Pendant que nous tournons en rond… d’autres avancent

Le vèvè sur le maillot des joueurs haïtiens à la Coupe du Monde de 2026 pourrait être un beau symbole, si nous étions un pays qui savait où il allait. Mais dans l’état actuel des choses, il ressemble davantage à un pansement sur une fracture ouverte. Un signe de plus que nous avons peur de la réalité. Que nous préférons les récits aux réformes. Que nous aimons nous cacher sous les légendes. Que nous n’avons jamais été vraiment prêts à affronter le monde tel qu’il est.

Le vèvè n’est ni bon ni mauvais. Il est révélateur. Il révèle que nous sommes coincés entre passé et avenir, entre magie et modernité, entre croyances et institutions. Le football, comme le pays, a besoin de rationalité, de méthode, d’organisation, de transparence, de structures solides, pas d’un symbole gravé sur un tissu. Et tant que nous n’aurons pas compris cela, nous continuerons de courir derrière un ballon en espérant que le ciel marque à notre place.

Et pendant que nous restons bloqués dans nos intrigues mystiques, il m’arrive de lever les yeux vers mon autre patrie, ce Québec qui m’a accueilli, et d’observer un contraste brutal, presque instructif : ici, on a eu le courage de retirer le crucifix du parlement, geste fort qui signifie que l’État ne doit s’agenouiller devant aucune religion. Ici, un gouvernement ose mener le combat de limiter les signes religieux dans l’espace public, non pour humilier une foi, mais pour protéger le droit de chacun de ne pas avoir à subir la foi de l’autre.

Les Québécois, par l’entremise de leur gouvernement, ont engagé une démarche de renforcement de la laïcité et de la neutralité religieuse, notamment avec le récent projet de loi 9, qui vise à interdire les prières de rue et à encadrer plus strictement les accommodements religieux pour les employés publics. Ce projet crée des débats, des tensions, des oppositions, mais il révèle quelque chose de fondamental : la volonté de ne pas laisser les dieux gouverner la cité. Il s’agit, au fond, de séparer clairement la foi et les symboles religieux de l’État et, plus largement, de tout ce qui parle au nom de la nation. Car si une équipe nationale n’est pas l’État au sens strict, elle en porte néanmoins la voix symbolique, l’imaginaire collectif, ce que le pays donne à voir de lui-même. Ce qu’elle affiche sur un maillot n’est jamais neutre : c’est un récit, une projection, une manière d’inscrire la nation dans le monde.

Cette volonté n’est pas parfaite, suscite des critiques, mais elle s’enracine dans une idée essentielle : que l’État doit être libéré des dieux, quels qu’ils soient, pour éviter que des décisions humaines soient justifiées au nom d’entités invisibles. Les Québécois savent, comme l’histoire du monde l’a montré mille fois, que les religions, lorsqu’elles se mêlent au pouvoir, ont produit des croisades, des djihads, des massacres et des absurdités qui font tourner les peuples en rond comme des fous. Et c’est précisément pour éviter ce cercle infernal qu’ils cherchent, avec maladresse parfois, avec courage souvent, à séparer l’autorité politique de la croyance intime.

Ce contraste rappelle à quel point Haïti, elle, peine encore à sortir des griffes du sacré, incapable de distinguer ce qui relève du croire et ce qui relève du vivre ensemble. Le maillot n’a pas un problème. Nous, oui. Le débat est inutile. Le symbole est un détail. Le vèvè n’est qu’un rappel, presque affectueux, presque cruel, que nous sommes encore un peuple qui négocie ses angoisses avec l’invisible.

Et pendant que d’autres nations arrachent patiemment les dieux de leurs institutions pour les replacer dans la conscience individuelle, là où ils n’ont jamais cessé d’appartenir, nous continuons d’espérer que des symboles nous sauveront de nous-mêmes.

Le jour où nous accepterons enfin le réel, sans magie, sans illusions, sans béquilles mystiques, ce jour-là, peut-être, nous commencerons à gagner des matchs. Et, qui sait, à construire un pays. Un pays où un maillot n’est plus un talisman.

Juste… un maillot.

Auteur

Thélyson Orélien

Écrivain, chroniqueur et journaliste indépendant. Passionné par l'écriture, j'explore à travers ce blog divers sujets allant des chroniques et réflexions aux fictions et essais. Mon objectif est de partager des perspectives nouvelles, d'analyser des enjeux contemporains et de stimuler la pensée critique.
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