Mark Carney vient de nous promettre une grande première pour cet automne : un budget « d’austérité et d’investissement en même temps ». Rien que ça. On pensait qu’il fallait choisir entre la soupe claire et le champagne, entre serrer la ceinture et remplir les poches. Mais non : grâce à la magie comptable et à une bonne dose de sérieux technocratique, on peut tout faire. Enfin, tout… sauf peut-être améliorer la vie des gens ordinaires.
Il faut reconnaître à Carney un talent rare : il arrive à prononcer deux phrases contradictoires dans une même respiration, avec le sourire d’un banquier qui vous explique que les frais de service, c’est pour votre bien. «On va couper dans les dépenses, mais investir massivement.» On se demande un peu où se cache la massivité : dans les contrats de défense qui feront grimper le PIB de 2 %, ou dans les « économies » exigées aux ministères, sommés de trouver 15 % de rabais comme si on faisait les soldes chez Walmart.
« Et c’est possible si on a une discipline… » Le plus beau, c’est ce mot répété comme une prière : la « discipline ». Chez Carney, la discipline, ce n’est pas surveiller ses finances pour que les familles respirent un peu mieux à la fin du mois. Non. La discipline, c’est faire comprendre aux Canadiens qu’ils n’auront droit qu’à la portion congrue pendant que les grandes entreprises profiteront d’allégements fiscaux et de nouveaux contrats. La discipline, dans sa bouche, c’est un mot qui rassure les marchés comme une berceuse, mais qui sonne dans les oreilles des ménages comme une menace sourde : « préparez-vous à recevoir moins, mais à sourire quand même ».
On aurait presque envie d’applaudir cette acrobatie rhétorique. Après tout, pourquoi ne pas promettre les deux à la fois ? L’austérité pour les petites gens, l’investissement pour les gros joueurs. Voilà une formule simple, élégante, efficace. Le peuple serre la ceinture, les grandes firmes se serrent la main.
Ce n’est pas vraiment un budget, c’est un spectacle de prestidigitation : regardez bien la main gauche qui coupe dans les programmes sociaux, pendant que la main droite signe de gros chèques pour l’armée et pour « l’économie ». Et, bien sûr, entre deux tours de passe-passe, on nous glisse que les transferts en santé et les prestations individuelles sont « intouchables ». On n’ose pas encore toucher au peu qu’il reste.
Il faudrait presque distribuer du popcorn pendant les conférences de presse de Carney : c’est du théâtre, avec entracte et décors en PowerPoint. Le problème, c’est que la pièce se joue à guichets fermés pour le peuple, mais en loges VIP pour les entreprises.
Carney parle de l’État comme on parle d’une jeune entreprise qui aurait trop dépensé pour décorer ses bureaux et qui doit maintenant convaincre les actionnaires qu’elle va redevenir sérieuse. Il compare la croissance des dépenses publiques à celle de l’économie, comme si l’État devait se comporter comme une PME prudente.
Mais un pays, ce n’est pas une start-up. On ne peut pas dire à un citoyen : « Désolé, ton service public ferme boutique, mais rassure-toi, on investit dans l’avenir. » L’avenir, pour quelqu’un qui peine à payer son épicerie, c’est demain matin, pas une ligne dans un budget de défense.
On reconnaît ici l’ancien banquier central : pour lui, les citoyens ressemblent à des colonnes de chiffres, les familles à des bilans trimestriels. Comme si on pouvait gérer une société comme on gère un portefeuille d’actifs. Mais un enfant qui a faim ne se nourrit pas de graphiques.
Ah, la défense. Ce mot magique qui justifie tout. Carney l’a martelé : priorité numéro un, atteindre les 2 % du PIB exigés par l’OTAN. Pendant que les prix de l’alimentation, du logement et de l’énergie étranglent les familles, Ottawa sort le chéquier pour acheter des joujoux militaires.
On a beau dire, la défense, ça nourrit son homme… mais pas le citoyen moyen. Les blindés n’apparaissent pas dans les garde-manger, les avions de chasse n’allègent pas la facture d’électricité. Mais rassurez-vous : en cas de guerre, on sera prêts à protéger une population déjà épuisée par la cherté de la vie. On investit dans des tanks, pas dans des tables de cuisine. On garnit les hangars militaires, pas les frigos des Canadiens. Voilà une stratégie de survie : défendre le territoire d’un peuple qui choisit entre payer son loyer ou son épicerie, mais toujours avec le sourire obligé de la résilience du quotidien.
Carney promet aussi d’« investir dans l’économie ». Comme si l’économie était une entité mystérieuse qui allait ensuite, par magie, redistribuer ses bienfaits. Mais on sait ce que ça veut dire : investir dans les entreprises en espérant que, de temps en temps, une miette tombera sur la table des travailleurs. C’est la vieille chanson du « ruissellement », cette pluie d’or annoncée qui finit souvent en bruine froide sur les épaules des contribuables. Et encore, pas de parapluie en vue. On devrait peut-être changer le verbe : ce n’est pas « investir » dans l’économie, c’est « investir » l’économie, au sens militaire. Car chaque dollar investi ressemble davantage à une opération de conquête qu’à une mesure de solidarité.
Les citoyens, eux, attendaient du concret : des mesures pour soulager le coût de la vie, pour améliorer l’accès au logement, pour rendre l’épicerie moins angoissante. Mais à la place, ils reçoivent une conférence de presse où on leur explique que les dépenses ont grandi trop vite, comme si le problème venait des hôpitaux trop généreux ou des programmes sociaux trop confortables.
Le peuple, lui, ne demande pas un miracle. Il demande juste que son gouvernement pense un peu moins comme un comptable de banque et un peu plus comme un père ou une mère de famille qui doit s’assurer que tout le monde mange à sa faim. Imaginez un couple canadien devant son frigo vide : « Ne t’inquiète pas chérie, Carney dit qu’on investit dans l’avenir. » Réponse : « Oui, mais l’avenir ne se tartine pas sur nos toasts. »
Soyons honnêtes : l’austérité, ça ne touche jamais tout le monde. Elle a ses chouchous, ses zones protégées, ses niches dorées. Les subventions aux grandes entreprises ? Elles survivent toujours. Les contrats de défense ? Intouchables. Les petits avantages fiscaux pour les plus riches ? Sauvegardés comme des espèces en voie d’extinction.
Ce sont les autres qui trinquent : les programmes communautaires, les services aux citoyens, les projets locaux. Bref, tout ce qui ne rapporte pas de dividendes immédiats à l’économie abstraite. On connaît le principe : l’austérité, c’est un peu comme une diète. Ce sont toujours les autres qui doivent maigrir, pendant que certains continuent à se resservir à table.
On notera aussi que ce budget aurait dû être présenté au printemps. Mais il a été repoussé, comme un élève qui remet son devoir en retard parce qu’il n’a pas fini sa recherche. C’est le signe d’un gouvernement qui improvise encore son spectacle, qui cherche les bons mots pour emballer une réalité moins brillante.
Les beaux discours sur « la rigueur » ressemblent à ces slogans de remise en forme : « Pas de douleur, pas de gain ». Sauf que la douleur est pour les citoyens, et le gain, pour les multinationales. En vérité, ce budget ressemble à un devoir écrit au crayon à papier : toujours prêt à être effacé, corrigé, repoussé. Mais ce qui n’est jamais corrigé, c’est la vie chère qui continue d’écrire son propre scénario dans les foyers.
La dernière élection avait suscité des attentes. On parlait de changement, de renouveau, de nouvelles manières de gouverner. Mais quatre mois plus tard, on se retrouve avec le plus vieux refrain du monde : serrer la ceinture des uns pour remplir les poches des autres.
La population voulait du concret, elle aura de la rhétorique. Elle voulait du soulagement, elle aura des leçons de discipline. Elle voulait une vision sociale, elle aura un tableau Excel avec des chiffres en rouge et en vert. Et dans ce grand karaoké politique, ce sont toujours les mêmes refrains qui reviennent. Le micro change de main, mais la chanson reste identique : le peuple paie l’addition pendant que les élites chantent en chœur « investissement ».
Il reste à voir si ce numéro d’équilibriste tiendra la route en octobre. Un budget, ce n’est pas seulement un document comptable. C’est une déclaration d’intention, un miroir de ce que l’on veut faire de la société. Or, tout indique que ce miroir reflétera surtout les visages souriants de ceux qui n’ont jamais vraiment connu la fin du mois difficile.
Mark Carney veut prouver qu’on peut faire de l’austérité et de l’investissement à la fois. Mais il ne faut pas se tromper : ce « deux en un » n’a rien de révolutionnaire. C’est simplement la vieille recette du pouvoir : couper pour le peuple, arroser pour les puissants.
Autrement dit : bienvenue dans l’ère du budget ambidextre, où l’on promet tout à tout le monde, mais où les résultats concrets se font toujours attendre. Pendant que Carney joue au funambule sur le fil de la « discipline », les Canadiens, eux, continuent de marcher pieds nus sur le tapis roulant du coût de la vie.