Le pays dans les détails — Détail #6
Je reçois souvent des courriels après mes chroniques. Des lecteurs me racontent un bout de leur histoire, un souvenir qui les a touchés, une expérience qu’ils vivent dans leur métier ou leur quotidien.
C’est d’ailleurs après la troisième chronique de la rubrique Le pays dans les détails, intitulée Le mot pantoute comme philosophie, que j’ai reçu une anecdote de madame Véronique Lecours, qui a pris le soin de m’écrire. Aujourd’hui, j’ai choisi de partager avec vous l’histoire de madame Véronique, enseignante au primaire. Son récit est simple, mais il éclaire une question profonde qui traverse notre société : qu’est-ce qu’être Québécois?
Chaque année, madame Véronique présente à ses élèves de troisième année la carte du Québec. Dans sa classe, les enfants viennent de partout : certains sont nés ici, d’autres viennent de familles tunisiennes, algériennes, haïtiennes, marocaines, congolaises, philippines… Bref, le monde entier se retrouve sur ces petits bancs d’école.
Devant eux, l’enseignante déplie la carte et rappelle : « Voici notre territoire, à nous toutes et tous. Car nous sommes tous des Québécois et des Québécoises. »
Mais les réactions fusent. Plusieurs lèvent la main pour protester : « Non madame, moi je suis Tunisien! » « Moi je suis Algérienne! » Ils refusent l’étiquette de « Québécois » comme s’il fallait choisir entre leur héritage familial et leur appartenance au lieu où ils grandissent. Alors l’enseignante prend le temps d’expliquer : l’un n’empêche pas l’autre. On peut être à la fois Tunisien et Québécois, Algérienne et Québécoise. Les identités ne s’annulent pas, elles s’additionnent.
Certains enfants sourient, comprennent que cette addition n’enlève rien. Mais d’autres restent fermés. Jusqu’à ce jour-là, où Omar, neuf ans, leva vivement la main :
— « Moi, madame Véronique, je ne suis pas Québécois, pas pantoute! »
Elle éclata de rire devant sa conviction enfantine. Et elle répondit, du tac au tac :
— « Tu sais Omar, si tu dis pantoute, tu es déjà pas mal Québécois! »
Le petit Omar eut un sourire en coin. Dans ses yeux brillait cette étincelle particulière : le sentiment d’appartenir à un endroit, sans que cela efface d’où l’on vient. Ce « pantoute » est une clé. Dans un mot, dans une expression typiquement québécoise, Omar se voyait déjà enraciné ici. Ce n’est pas la paperasse, ni le certificat de naissance, ni le passeport qui lui a donné ce sentiment d’appartenance, mais une tournure de langage.
Le français québécois, avec ses expressions colorées, ses intonations et ses images, joue un rôle immense dans la construction identitaire. Quand un enfant d’origine tunisienne dit « c’est plate », ou quand une petite fille haïtienne dit « ça me tente pas », ils franchissent une frontière invisible : celle de la culture partagée. On peut naître ailleurs, avoir des parents venus d’un autre continent, mais il suffit de parler avec les mots du Québec pour sentir que ce territoire nous reconnaît aussi.
Contrairement à ce que certains débats médiatiques laissent croire, le Québécois dit « de souche » n’a pas de problème avec cette addition d’identités. Au contraire. Ce qu’il demande, c’est qu’on respecte la maison. Que l’on apprenne la langue, que l’on partage les règles de vie collective, que l’on contribue à la société.
L’immense majorité des Québécois de vieille souche ne s’offusque pas de voir arriver de nouveaux voisins. Ce qui dérange, c’est quand l’on donne l’impression de vouloir profiter de l’endroit sans jamais y participer. « Faire sa part », voilà l’expression qui revient souvent.
Or, faire sa part, c’est payer ses impôts comme tout le monde, respecter les lois, envoyer ses enfants à l’école, les encourager à apprendre l’histoire et la culture d’ici. Et aussi, ne pas dénigrer ce pays d’accueil au nom d’un ailleurs idéalisé. Bref, il ne s’agit pas d’effacer son identité, mais de reconnaître celle du Québec comme sienne. Les enfants nés ici n’ont pas toujours conscience de ce double héritage. Ils entendent à la maison que leurs parents viennent d’Algérie ou d’Haïti. À l’école, on leur dit qu’ils sont Québécois. Et il arrive qu’ils aient l’impression de devoir choisir.
L’histoire d’Omar nous rappelle qu’un enfant ne cherche pas tant une étiquette qu’un sentiment d’appartenance. Ce sentiment se construit dans les gestes du quotidien : la langue parlée à la récré, les fêtes célébrées à l’école, le drapeau que l’on voit flotter devant l’hôtel de ville, le hockey du samedi soir, les cabanes à sucre au printemps. Chaque moment partagé inscrit les enfants dans une mémoire collective. Peu importe d’où viennent leurs parents, ils deviennent Québécois en grandissant ici.
Être Québécois, ce n’est pas seulement une question de lignées, ni d’origine exclusive, mais une expérience vécue ensemble. C’est ce que madame Véronique enseigne avec sensibilité. On peut être Tunisien, Algérien, Haïtien et Québécois à la fois. Mais cette maison ouverte n’est pas sans règles. Si vous êtes invité dans une maison, vous devez enlever vos chaussures en entrant, aider à débarrasser la table, respecter les lieux.
Être Québécois, c’est pareil : on demande de participer, de contribuer, de protéger cette langue et cette culture minoritaire en Amérique du Nord. Ce n’est pas une exigence d’exclusion, mais un appel à la responsabilité partagée. Le Québec ne peut survivre comme collectivité distincte que si chacun accepte de prendre part à son avenir.
Il est frappant de voir combien la gratitude joue dans cette appartenance. Ceux qui viennent d’ailleurs et qui reconnaissent la chance de vivre ici se sentent spontanément Québécois. Ceux qui, au contraire, ne cessent de comparer, de dénigrer, de regretter, peinent à trouver leur place.
Être Québécois, c’est accepter de dire « merci » : merci pour l’école gratuite, merci pour les hôpitaux, merci pour la sécurité sociale, merci pour la liberté de parole, merci pour la paix. Rien n’est parfait, certes, mais pour qui connaît l’instabilité ailleurs, cette nation est une maison précieuse. L’expression « pantoute » dans la bouche d’Omar, c’est un détail.
Mais c’est précisément dans ces détails que se cache la vérité du pays. D’où le titre de ma chronique : Le pays dans les détails. Et oui, je dis pays, parce qu’aucun autre endroit au monde ne défend sa langue avec autant de passion, ni ne façonne son avenir avec une telle ténacité au milieu d’un continent qui parle autrement. Une langue, une culture et un esprit collectif aussi vivants. C’est cette résistance culturelle, unique et irréfutable, qui fait du Québec un pays aux yeux de ceux qui l’habitent et l’aiment. Appeler le Québec un pays, c’est reconnaître cette singularité irréductible qui le rend universel.
Un accent, un mot, une habitude, une fête… Ce sont de petites choses qui construisent le grand sentiment d’appartenance. Et c’est ce que madame Véronique, dans sa classe, fait découvrir à ses élèves : le Québec, ce n’est pas une abstraction, c’est une addition de détails vécus ensemble.
Je termine cette chronique en remerciant madame Véronique de son témoignage. Elle rappelle que l’identité n’est pas un mur, mais un pont. On peut être d’ici et d’ailleurs. Et il suffit parfois d’un mot, d’un sourire, d’un geste, pour que l’enfant sente qu’il est aussi de cette maison.
Nous sommes Québécois, même si nos prénoms chantent une autre langue, même si nos parents viennent d’ailleurs. Nous le sommes par notre engagement, par notre respect de cette maison, par notre participation.
Le Québec n’est pas une essence figée, mais une promesse. Celle d’un territoire à habiter ensemble, dans le respect et la solidarité. Et si un petit garçon comme Omar a pu se reconnaître Québécois grâce à un simple « pantoute », c’est que cette nation, malgré ses fragilités, a encore la capacité de rassembler.
—————————(*ici, le prénom “Omar” est emprunté pour préserver l’anonymat de l’enfant et protéger son identité véritable).
📝 Cette chronique fait partie de la série « Le pays dans les détails » — un rendez-vous hebdomadaire chaque lundi. 📬 Vous pouvez réagir, partager votre propre détail ou répondre à : contact@thelysonorelien.com
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