On dit qu’on naît avec un destin, mais dans mon cas, je crois que je suis né avec une loupe et une lampe torche imaginaires.
Depuis toujours, je veux écrire un roman policier. Pas un roman “avec un petit mystère” comme on en trouve dans les kiosques à côté des mots croisés, non. Moi, je veux du crime, du vrai. Du sang sur le parquet, un revolver encore tiède dans une main gantée, une pluie battante sur les vitres d’un commissariat où le café est amer comme la conscience d’un coupable.
Pourtant, je viens d’Haïti. Et là-bas, la “série noire” n’a rien d’une fiction. On la vit, on la subit, et on ne touche pas de droits d’auteur. Il y a des enquêtes qui ne commencent jamais, des preuves qui disparaissent comme par magie, et des policiers qui connaissent le nom du meurtrier… parce que c’est leur cousin. Dans ces conditions, écrire un polar, c’est presque du journalisme.
Quand la vie dépasse la fiction
Enfant, je pensais que pour inventer une intrigue policière, il fallait de l’imagination. Mais très vite, j’ai compris que ce qu’on appelle “imaginer” au Québec ou en Europe s’appelle “l’actualité” en Haïti. Les “faits divers” dans mon pays d’origine sont des feuilletons quotidiens : on pourrait donner des saisons, des cliffhangers, des rebondissements dignes de Netflix. Sauf que dans des quartiers de Port-au-Prince, pas besoin d’acteurs. Les figurants crient, les suspects fuient, les témoins se taisent, et le scénario est signé par un scénariste invisible qu’on appelle “la réalité”.
J’aurais pu commencer ma carrière en écrivant Meurtre au marché des Gonaïves. Mais comment décrire la scène du crime alors que, dès le lendemain, il y a déjà un autre meurtre, cette fois au dépôt de bananes ? Un polar, ça se mûrit. Chez nous, le crime, ça se périme vite.
Depuis des années, j’achète des carnets neufs avec la conviction que “cette fois, c’est le bon”. La première page est toujours impeccable, j’écris un titre provisoire comme La nuit du dernier témoin. Et puis… rien. Je reste figé devant la page blanche, parce que le problème d’un polar, ce n’est pas de trouver un crime, c’est de trouver un coupable. Or, en Haïti, le coupable idéal, c’est “personne”. Et comment voulez-vous bâtir un suspense quand le personnage principal est un fantôme judiciaire ?
Mes influences (ou mes alibis)
Les gens croient que je veux écrire un polar parce que je lis Simenon, Chandler, Agatha Christie. En réalité, mes influences viennent de plus près. L’inspecteur du quartier, qui résout les affaires en trois coups de fil (souvent passés au suspect lui-même), est un maître de l’efficacité dramatique. Les chauffeurs de taxi-moto, eux, sont des encyclopédies vivantes du renseignement.
Et puis, il y a ma tante, qui a une mémoire phénoménale pour les potins criminels et qui, si on lui donnait un uniforme, résoudrait la moitié des affaires non classées du pays.
Et puis il y a ces affaires invraisemblables que même un romancier débutant hésiterait à mettre dans un manuscrit, de peur qu’on l’accuse d’exagération. Par exemple, l’assassinat en pleine nuit du Président de la République, dans sa propre résidence, sans que ses gardes du corps tirent un seul coup de feu, comme si tout le monde avait reçu une invitation officielle au meurtre.
Ou ce chef de gang qui, poursuivi par la police, se réfugie… dans un commissariat, accueilli par des policiers qui lui servent du riz collé avec un sourire. Ou encore ce procès où l’accusé, parfaitement reconnaissable sur une vidéo de braquage, explique au juge que “ce n’était pas lui mais son esprit qui se promenait ce jour-là” — et le juge hoche la tête, pensif, comme si l’argument méritait réflexion.
J’ai même connu un cas où un ministre, soupçonné de corruption, avait juré de “coopérer pleinement avec la justice”… avant de nommer son propre cousin comme juge d’instruction. Essayez donc de mettre ça dans un roman : on vous dira que c’est du théâtre absurde.
Pourquoi un polar haïtien ferait peur aux éditeurs québécois et européens ?
J’ai déjà imaginé la réaction d’un éditeur québécois ou parisien recevant mon manuscrit :
— Votre intrigue est un peu invraisemblable… Un ministre commandite un kidnapping, le suspect s’évade, le juge prend sa retraite le lendemain, et la victime… l’invite à son mariage ?
— “Monsieur l’éditeur, je n’ai rien inventé. C’est un résumé.”
C’est là toute la difficulté : la vraisemblance est une exigence littéraire. La réalité haïtienne, elle, n’en a rien à faire.
Si j’écrivais mon polar, j’aurais besoin d’une galerie de suspects. Pas de problème : le catalogue est infini.
• L’homme politique qui a toujours un sourire suspect, même aux funérailles.
• Le pasteur charismatique qui parle plus de dollars que de Dieu.
• Le cousin éloigné qui vous demande l’heure… alors qu’il a deux montres.
• Le policier qui prend des notes dans un carnet… sans crayon.
Chacun pourrait être le coupable, chacun pourrait être innocent. Dans mon roman, tout le monde aurait un alibi, mais aucun ne tiendrait debout plus de dix minutes.
Au Québec comme en Europe, le crime parfait est celui où le coupable n’est jamais trouvé. Chez nous, le crime parfait est celui où le coupable est trouvé… mais reste libre. C’est une technique narrative subtile : on révèle l’assassin au chapitre 5, et pourtant, au chapitre final, il est sur la plage, un cocktail à la main. Ça frustre le lecteur, mais c’est du réalisme pur.
Pourquoi je persiste
Alors pourquoi vouloir écrire un polar dans un pays où le crime n’a pas besoin de romanciers ? Parce que l’écriture, c’est aussi un moyen de reprendre le contrôle sur le chaos. Dans mon roman, même si tout commence dans le désordre, tout finira par s’expliquer. Les coupables seront punis, les innocents blanchis, et les lecteurs rassurés. Bref, l’inverse de la vie réelle.
Peut-être qu’un jour, je l’écrirai, ce roman policier. Peut-être qu’il commencera dans une lumière oblique, celle qui glisse paresseusement entre les persiennes d’un bureau encombré, avec l’odeur d’un café froid oublié depuis l’aube. Sur le bureau, un stylo fatigué attend son heure comme un vieux complice qui sait que le coup se prépare. Les premières phrases hésiteront, trébucheront, se redresseront comme un témoin pris en flagrant délit de mensonge.
Et au fil des pages, les suspects défileront avec la démarche d’acteurs de théâtre amateur, certains trop nerveux, d’autres trop polis, tous coupables d’au moins quelque chose. Dans le fond, on entendra gronder la ville comme une vieille machine à écrire qui n’a jamais cessé de frapper.
Ce ne sera pas un roman “à la manière de…”, mais un polar qui avance comme un pickpocket dans une foule : discrètement, avec l’air de rien, mais le cœur chargé d’indices. Et, si tout se passe bien, le lecteur en refermera la dernière page avec ce mélange d’agacement et de sourire qui dit : “Je ne l’avais pas vu venir… mais maintenant, je veux relire depuis le début.”
Et si ce jour arrive, je vous promets une chose : l’histoire se déroulera dans un commissariat fictif, mais inspiré de la vraie vie… parce que la frontière entre le polar et Haïti, croyez-moi, elle est plus fine qu’un fil de gilet pare-balles.