Il y a des mystères dans ce monde qu’aucun prix Nobel ne résoudra jamais.
Par exemple : pourquoi les Haïtiens les plus compétents ne brillent-ils jamais chez eux, mais uniquement ailleurs ? À croire que le passeport haïtien, pour peu qu’il serve encore, est en réalité un laissez-passer pour le succès… mais uniquement à l’aéroport.
Prenez les cas emblématiques, presque caricaturaux : Jean-Pierre Kingsley, ancien directeur général des élections du Canada, Michaëlle Jean, ex-gouverneure générale du Canada, Patrick Gaspard, ancien conseiller d’Obama et ambassadeur des États-Unis en Afrique du Sud, Claudine Gay, brièvement présidente de Harvard (même si les polémiques postérieures ne remettent pas en cause son parcours impressionnant), Dany Laferrière immortalisé à l’Académie française.
La liste est longue, trop longue. Et pourtant, aucun de ces noms n’est célébré dans les rues d’Haïti avec le même enthousiasme que celui réservé à… un chef de gang, un prédicateur créole qui vend l’enfer en promotion, ou un chanteur de rara capable de mobiliser plus de monde qu’un séisme.
Haïti semble être ce pays qui ne reconnaît le talent que lorsqu’il a franchi la douane. Le cerveau haïtien, s’il reste au pays, est un problème ; s’il part, il devient un produit de luxe. Comme si la terre natale refusait de nourrir ce qu’elle a elle-même enfanté. L’excellence haïtienne est donc une denrée périssable en territoire national, mais hautement prisée à l’international. Le Canada, la France, les États-Unis, l’ONU, l’UNESCO : tous ces pays et institutions s’arrachent les Haïtiens de talent comme on rafle les œuvres rares aux enchères. Pendant ce temps, chez eux, ces mêmes Haïtiens sont invisibles, inaudibles, ou pire : méprisés.
Pourquoi ? Parce que chez nous règne un sport national : le nivellement par le bas. Ce n’est pas une simple tendance, c’est une idéologie. Être compétent en Haïti, c’est presque une faute de goût, une trahison des codes locaux. Celui qui parle bien le français est suspecté de vouloir « faire l’intellectuel ». Celui qui réussit est perçu comme arrogant. Celui qui propose des idées nouvelles est vu comme un danger. L’intelligence n’a pas de place dans le chaos organisé. Et l’organisation du chaos, en Haïti, c’est une science.
Le philosophe italien Antonio Gramsci parlait d’hégémonie culturelle, ce moment où une classe dominante parvient à faire accepter ses normes même aux opprimés. En Haïti, ce phénomène est inversé : c’est la médiocrité qui s’est imposée comme norme dominante. Le diplôme est suspect.
Le savoir est élitiste. L’ambition est vanité. À force de préférer le familier à l’expert, nous avons construit une société où l’incompétence est récompensée par des postes clés. Et quand un compétent ose se glisser dans la structure, il est rapidement dégommé par l’envie, la calomnie ou la pure absurdité administrative.
C’est cela, le nivellement par le bas. Un grand écrivain haïtien a écrit un jour : « En Haïti, on ne coupe pas les têtes qui dépassent, on rase le sol. » Les autres peuples élèvent leurs héros, les nôtres les enterrent vivants, souvent au nom de la “prudence”, de la “solidarité mal placée” ou du célèbre : li panse li pi bon pase lòt yo. (Il pense qu’il est meilleur que les autres.)
Ainsi, pendant que les brillants cerveaux haïtiens écrivent des thèses à Stanford, dirigent des départements à l’ONU, ou innovent dans les laboratoires de recherche européens, le pouvoir haïtien – dans toutes ses déclinaisons – est peuplé de faussaires, d’analphabètes maquillés en professeurs, de pasteurs reconvertis en politiciens, de douaniers devenus sénateurs, et de bandits reconnus comme entrepreneurs. Le carnaval national est permanent, sauf qu’il n’y a plus de déguisement : le grotesque est devenu l’uniforme officiel.
En politique, on nomme des incompétents notoires à des postes exigeant rigueur, diplomatie et vision stratégique. À l’université, les concours sont truqués et les professeurs brillants mis au rebut s’ils refusent de se compromettre. Dans le sport, on préfère les copains aux athlètes. Dans la culture, les intellectuels sont priés de se taire pour ne pas “faire peur au peuple”. Résultat ? Le peuple s’habitue à l’incompétence comme on s’habitue à une maladie chronique. On vit avec, sans jamais guérir.
Mais le plus dramatique, ce n’est pas seulement que les médiocres gouvernent. C’est qu’ils ont réussi à convaincre la majorité que le problème, c’est le compétent. Que le vrai danger, c’est celui qui veut faire autrement, qui parle plusieurs langues, qui propose des solutions documentées, qui refuse les pots-de-vin. Ils le nomment “traître”, “étranger”, “intellectuel déconnecté”. On l’épuise, on le ridiculise, on l’écarte.
Ce mécanisme rappelle étrangement la théorie du crab mentality, cette idée que les crabes dans un seau empêchent l’un d’entre eux de s’échapper en le tirant vers le bas. Chaque fois qu’un Haïtien tente de sortir du marasme, les autres – souvent inconsciemment – s’unissent pour l’y replonger. Non par méchanceté, mais par peur de sa réussite. Parce qu’il rappelle, comme un miroir cruel, ce qu’ils ont renoncé à devenir.
Les statistiques sont formelles : la diaspora haïtienne, notamment aux États-Unis, au Canada, en France et en République Dominicaine, représente plus de 30 % du PIB d’Haïti par les transferts d’argent. Ce sont les invisibles piliers de l’économie nationale. Ce sont eux aussi qui envoient les enfants à l’école, les médicaments, les uniformes, les sacs de riz. Ce sont les exilés du bon sens, ceux qui ont dû fuir pour vivre.
Et pourtant, dès qu’un membre de cette diaspora ose proposer une réforme, un projet, une idée – il est rejeté comme un intrus. « Tu ne vis pas ici, tu ne comprends pas », lui dira-t-on. Comme si la souffrance était le seul passeport pour avoir voix au chapitre. Comme si l’exil annulait l’amour du pays.
Il est temps de briser ce cercle vicieux. Haïti ne se relèvera pas avec des slogans, des “jours de prière” ou des généraux sans troupe. Il nous faut réapprendre à reconnaître, à célébrer, à intégrer nos talents. Pas seulement ceux qui ont brillé à l’étranger, mais aussi ceux qui résistent encore à l’intérieur, dans les écoles délabrées, les hôpitaux sans seringue, les bibliothèques sans livre. Ceux qui, malgré tout, continuent de croire que l’intelligence n’est pas un péché.
Revaloriser l’excellence, ce n’est pas instaurer une élite fermée : c’est créer les conditions pour que chacun puisse donner le meilleur de soi-même sans être puni pour cela. C’est faire de la compétence la norme et non l’exception. C’est croire que le pays n’est pas condamné à l’errance.
On dit que les Haïtiens sont partout, sauf en Haïti. Ce n’est pas une blague. C’est une tragédie. Le pays qui a un jour défié les plus grandes puissances pour conquérir sa liberté semble aujourd’hui incapable de se libérer de ses propres chaînes mentales. Tant que nous refuserons de faire confiance aux meilleurs d’entre nous, nous resterons les otages consentants de notre propre décadence.
Alors oui, Claudine Gay a dirigé Harvard. Patrick Gaspard a conseillé un président américain. Michaëlle Jean a porté la couronne du Canada. Mais tant que le niveau d’exigence en Haïti restera celui d’une kermesse rurale, aucun miracle n’aura lieu.
À ce rythme, bientôt, les seuls Haïtiens compétents qu’on pourra admirer seront ceux… dont les noms figureront sur des plaques commémoratives à l’étranger. Parce qu’ici, nous préférons enterrer les vivants que ressusciter le pays.
Un peuple qui méprise ses lumières finira toujours par marcher dans l’obscurité.
À méditer...