Pour tous les fleuristes de ce pays qui ignorent qu’ils sont les derniers poètes...
Il y a des matins où Haïti semble vouloir se racheter. Pas en grands discours. Pas en réformes de papier, ni en promesses de conférences. Mais en gestes minuscules, presque invisibles. Comme ce jeudi à Kenskoff, dans les hauteurs fraîches d’un pays qui sue en bas sa douleur et sa poussière.
Ce matin-là, un homme a traversé la route, des fleurs pleines les bras et les bottes crottées d’espoir. Deux photos ont suffi. Deux clics d’un certain Bertho Jean-Pierre, pour que le pays, l’espace d’un souffle, respire autrement.
« Un pays qui vend encore des fleurs n’est pas tout à fait foutu », écrit-il. Et à cet instant, Dieu lui-même, qui suivait la scène caché dans un buisson, a dû hocher la tête.
C’est l’écrivaine Yanick Lahens, plume exquise et sentinelle du sensible, qui partage la scène, via son compte Facebook. Depuis Kenskoff. L’endroit le plus hautement symbolique pour un miracle de cette nature. Là où les routes tournent comme des phrases d’amour mal prononcées. Là où les légumes sont un peu plus verts, le silence un peu plus bleu, et la paix… encore possible.

Kenskoff n’est pas une simple commune. C’est une exception géographique. Un dernier étage où la République s’excuse de tout ce qu’elle a gâché en bas. Et voilà qu’un homme en bottes et bonnet rayé y promène ses fleurs comme d’autres promènent leur chien au Québec.
Il ne vend pas la mort, il vend ce qui pousse. Il vend ce qui sent bon. Ce qui se cueille doucement. Ce qui ne s’emballe pas sous vide, ni ne s’importe de Miami. Il vend la vie, en bouquet.
L’homme n’a pas de nom sur Facebook. Il est anonyme comme un vieux poème retrouvé dans un tiroir. Mais il a des bras, des jambes, une démarche lente comme un vieil amour qui revient. Il n’a pas d’arme, nous dit Bertho Jean-Pierre. Juste des Carla blancs, un peu de violettes, des chrysanthèmes.
Autrement dit, un arsenal de douceur. Il pourrait s’être caché, comme tant d’autres. Il pourrait avoir fui la misère en République Dominicaine ou tenté la Floride à la rame. Mais non. Il vend des fleurs.
Il ne vend pas juste pour vivre. Il vend pour rester. C’est ça, la grande leçon. Il ne vend pas la fuite. Il vend l’enracinement. Il vend ce qui tient en tige, malgré le vent.
On imagine ce marchand fleuriste qui ignore totalement qu’il est devenu star sur les réseaux. Que ses bottes sont plus commentées que celles d’un ministre. Qu’on loue la poésie de son pas fatigué comme on loue les films d’auteur.

Peut-être qu’il s’appelle Ti-Nèg. Ou Pouchon. Ou Fleury, ce serait parfait. Peut-être qu’il déteste les réseaux sociaux, qu’il ne comprend rien à Facebook, qu’il pense que « hashtag » est une nouvelle maladie de peau. Et pendant qu’on le transforme en icône de la beauté résistante, il s’inquiète juste de savoir si ses lys ne vont pas faner avant midi.
Son humour est dans sa simplicité. Il est drôle comme un vieux proverbe qu’on comprend trop tard. Il fait rire doucement. Il fait sourire l’âme.
Dans un pays où l’on calcule tout, où la survie exige des équations brutales, vendre des fleurs tient du crime de légèreté. On dira : mais à quoi bon ? Qui a besoin de Carla blancs quand on manque de riz, d’eau, de sommeil ? La réponse est simple : tout le monde. Ce ne sont pas des fleurs inutiles. Ce sont des fleurs indispensables à l’équilibre moral du pays.
Et puis, c’est un luxe qui ne tue personne. Un luxe de pauvre. Un luxe de dignité. Comme repasser sa chemise même quand on va nulle part. Comme laver son perron même quand personne ne passe. La fleur, en Haïti, c’est un poing levé sans colère.
Sur la photo, l’homme marche devant un mur de pierre. Un mur bien fait. Massif. Humble. On dirait le mur d’un pays qui tenait encore debout. Et sur ce mur, le numéro 105. Une adresse ? Un code secret ?
Peut-être rien. Peut-être tout. Le genre de détail qui deviendra légende si jamais quelqu’un écrit un roman sur ce fleuriste.

Mais ce qui frappe, c’est le contraste. Le mur est dur, sec, figé. Lui est tendre, vivant, mobile. Il traverse le monde comme un vers de Gaston Miron égaré dans une chronique.
Peut-être que ce marchand devrait être ministre. Ministre de la Poésie Publique et de l’Utilité Inutile. On le paierait pour marcher. Pour faire rire les enfants. Pour déposer une fleur sur les bureaux poussiéreux des directions d’école. Pour apprendre aux députés ce qu’est un pétale. Pour dire aux policiers que la paix tient dans une tige fine, fragile, et belle.
Son ministère n’aurait pas de budget. Juste un panier en osier, et un cœur un peu large.
Il n’y aura peut-être pas de miracle demain. Ni élections. Ni baisse des prix. Mais ce soir, il y a ce souvenir. Ce marchand de fleurs. Ce Kenskoff baigné de lumière. Ce partage de Yanick Lahens comme une offrande d’encre et de silence. Et ce murmure persistant : un pays qui vend encore des fleurs n’est pas tout à fait foutu.
Il ne nous reste donc qu’à croire. À rire. À fleurir.
Et à traverser la ville, nous aussi, comme on traverse un rêve qui résiste.