Il y a des pays dont on croit connaître le destin. On les observe de loin, avec une moue fataliste, comme s’ils étaient condamnés à rejouer la même scène. Haïti fait partie de ceux-là. On le dit brisé, perdu, impossible. On le range dans les statistiques qui pleurent. On l’associe aux drames, jamais aux victoires. Pourtant, à intervalles irréguliers, ce petit pays de montagnes et de blessures se rappelle au monde avec la force de ceux qu’on croyait hors-jeu. Et à chaque fois, il marque le rendez-vous au moment où on l’attendait le moins.
Le 18 novembre 2025 restera dans les mémoires haïtiennes comme une secousse de joie. Une date qui n’a rien d’anodin : elle tombe le même jour qu’une autre victoire fondatrice, celle du 18 novembre 1803, jour de la bataille de Vertières, ultime triomphe d’un peuple qui refusa la soumission, repoussa l’esclavage, défia le racisme, contesta le colonialisme et imposa son droit d’exister. Vertières, c’était la preuve que même face à l’impossible, Haïti choisissait debout.
Et ce 18 novembre 2025, un peu plus de deux siècles plus tard, résonne avec une autre page forte de la mémoire collective : 1974, l’épopée de Munich, là où Haïti avait pour la première fois de son histoire défié le monde sur la scène du football, face à l’Italie, l’Argentine, la Pologne, et inscrit un but resté dans la légende. Un moment gravé avec les noms de Philippe Vorbe, Emmanuel Sanon, Serge Racine, Jean-Claude Desir, et toute une génération qui avait osé croire que la petite nation pouvait jouer parmi les grandes. C’est cette histoire-là, longtemps considérée comme un souvenir lointain, presque irréel, que le pays a vue ressurgir.
Car ce 18 novembre 2025, Haïti a repris sa place dans l’histoire du football mondial 52 ans après Munich. Une qualification au Mondial 2026, arrachée, construite, méritée. Pas un miracle : une œuvre. Pas une surprise : une démonstration.
Et pourtant, vue de loin, tout semblait indiquer qu’Haïti n’avait ni les moyens, ni la stabilité, ni les conditions pour viser si haut. Un pays où les stades ne résonnent plus de chants, mais de cris de familles déplacées. Où un match à domicile est une fiction. Où le football, sport populaire par excellence, a dû se réfugier à l’étranger, faute de sécurité, faute de lumière, faute d’air.
Mais les Grenadiers ont fait ce que les nations résilientes savent faire : transformer leur vulnérabilité en moteur. Ils ont joué comme on marche dans la nuit, avec la certitude qu’au bout, il y aura de la lumière. Et cette lumière, ils l’ont allumée eux-mêmes.

Dès les premières minutes du match décisif, Haïti a donné le ton. Pas de round d’observation. Pas de calculs. Neuf minutes ont suffi pour rappeler que le football n’est pas une affaire de géopolitique mais de volonté. Une passe précise, une frappe splendide, un ballon qui file, et Don Louicius inscrit le premier chapitre de cette épopée. Une frappe pleine de foi, comme un pays qui refuse qu’on raconte son histoire à sa place.
Puis, juste avant la pause, Ruben Providence a doublé la mise. Deux zéros. Une avance nette, propre, assumée. Dans le football, on parle souvent de miracles. Mais il n’y avait rien de miraculeux dans cette performance : seulement du travail et une détermination tenace. Deux buts qui en avaient l’apparence, mais qui racontaient surtout une lutte quotidienne contre tout ce qui, depuis des années, cherche à étouffer Haïti.
Dans les gradins lointains où se rassemblait la diaspora, on n’entendait pas seulement des chants : on entendait un pays se remettre debout, ne serait-ce qu’une soirée. Le football offre ce privilège étrange de suspendre la réalité. Ce soir-là, Haïti n’avait plus peur. Haïti croyait. Et c’est peut-être cela, le plus grand exploit.
Pour comprendre la portée de cette qualification, il faut regarder la carte politique et sociale du pays. Haïti vit, depuis des années, dans un état d’urgence permanent. Les écoles ferment. Les quartiers se vident. Les routes se coupent. Les citoyens changent de maison comme on change d’arrêt de bus, pour fuir des tirs, une menace, un incendie. Que reste-t-il alors du football ? Quelques terrains défigurés. Des vestiaires transformés en abris. Des projecteurs éteints. Et un immense désir de ne pas disparaître.
Les joueurs, eux, n’ont rien oublié. Ils savent que derrière chaque ballon dégagé, il y a une famille qui veille. Derrière chaque but, un pays qui souffle. Derrière chaque victoire, une promesse de lendemain. Et cette promesse, ils l’ont portée sur leurs épaules.
Ce n’est pas un hasard si cette qualification arrive au moment le plus sombre. Les crises, pour certaines nations, font tomber les illusions. Pour Haïti, elles réveillent les aspirations. La sélection nationale n’a pas seulement gagné un match. Elle a rappelé que, même dans le chaos, certains peuples savent trouver le chemin du possible.
Ce que le football révèle, ce n’est pas seulement la beauté du jeu. C’est la vérité des peuples. Et Haïti, malgré toutes les caricatures, malgré tous les discours faciles, est un peuple de rendez-vous. Chaque fois qu’on croit refermer le livre, une nouvelle page surgit. Une page qui dit : « On est encore là. »
On pourrait croire que tout ceci ne concerne que le sport. Mais non. La qualification d’Haïti n’est pas un fait divers sportif. C’est un événement géopolitique, culturel, sociologique. Un message envoyé au monde entier.
Car Haïti occupe une place étrange dans l’imaginaire international. Trop petit pour influencer les puissants. Trop meurtri pour qu’on le voit debout. Trop solitaire pour qu’on se souvienne de son rôle immense dans le concert des nations. C’est un pays qu’on croit connaître parce qu’on croit connaître ses drames. On oublie sa force, son imagination, son sens du combat.
La route vers le Mondial l’a montré : Haïti ne gagne jamais sur tapis rouge. Haïti gagne sur cailloux, sur blessures, sur espérances. Et quand Haïti gagne, c’est toujours avec un supplément d’âme.
Le football n’a pas le pouvoir de restaurer les institutions. Il ne peut pas désarmer les gangs. Il ne peut pas ramener la stabilité économique. Mais il peut quelque chose de plus mystérieux : réorganiser l’imaginaire d’un peuple. Et parfois, c’est la première étape du reste.
On l’a vu en Europe, en Afrique, en Amérique du Sud. Quand un pays vacille, le football offre un terrain où l’on se retrouve, où l’on rêve, où l’on recommence. Ce n’est pas une solution. C’est un souffle. Et dans les nations qui manquent d’air, c’est déjà beaucoup.
En prenant son billet pour 2026, Haïti a envoyé ce signal : « Nous n’avons pas abdiqué. » Une qualification qui arrive dans le noir complet, mais qui trace une ligne de lumière. Une ligne fine. Une ligne fragile. Mais une ligne réelle. Et c’est parfois tout ce qu’il faut pour que les peuples recommencent à espérer.
Il y aura ceux qui diront que ce n’est qu’un match. Il y aura ceux qui répliqueront que le football ne remplit pas les assiettes. Ils auront raison. Mais ils oublieront que les peuples se nourrissent aussi de symboles. Et qu’à défaut de pain, un symbole peut parfois empêcher un pays de s’effondrer.
Oui, Haïti souffre. Oui, Haïti vacille. Oui, Haïti traverse l’un des pires moments de son histoire récente. Mais ce petit pays a toujours eu un secret : au moment où les pronostics le condamnent, il franchit la ligne.
Le monde entier, souvent, regarde Haïti avec lassitude. Mais Haïti, lui, regarde le monde avec obstination. Et cette obstination vient de loin. Elle vient de son histoire, de son imaginaire, de sa manière unique de transformer le chaos en énergie.
Il faut le dire avec franchise : cette qualification ne change pas la donne politique. Elle ne résout rien. Mais elle raconte quelque chose d’essentiel : la résilience haïtienne n’est pas un mythe. C’est un fait. Un fait têtu. Un fait que même le désordre le plus violent ne parvient pas à effacer. Et aujourd’hui, cette résilience s’offre au monde à travers un ballon rond. Un simple ballon, mais qui porte un pays entier.
Dans un univers saturé d’informations, l’histoire d’Haïti est souvent racontée par d’autres. Ce 18 novembre, elle a été racontée par Haïti lui-même. Et dans les grandes histoires, ce détail-là change tout.
Haïti marque les grands rendez-vous parce que, pour lui, chaque rendez-vous est une question de survie. Et les peuples qui survivent ont un talent particulier pour surprendre.
On pourrait conclure en parlant de technique, de tactique, de statistiques. Mais non. Ce que cette qualification dit, c’est ceci : Haïti existe encore. Et tant qu’un pays existe — même cabossé, même blessé, même assiégé — il peut produire du sublime. La suite appartient aux joueurs, aux dirigeants, aux supporters, au peuple. La suite appartient surtout à cette conviction secrète qui habite tous les Haïtiens : celle que rien n’est impossible. Dany Laferrière le dit mieux que tout le monde, dans une formule qui sonne comme une évidence : « L’Haïtien, c’est une ouverture : tu lui donnes une chance, il rentre dedans. »
La Coupe du monde vient de s’en rendre compte. Le monde entier aussi. Et Haïti, petit pays aux grandes surprises, vient encore de marquer l’histoire.
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