Il arrive que la littérature vacille, qu’un pays tremble, qu’un écrivain devienne malgré lui le miroir d’une époque incapable de supporter son propre reflet. Boualem Sansal, romancier de la lucidité abrasive, aura passé 361 jours derrière les barreaux pour un crime que seuls les pouvoirs fragiles reconnaissent : dire, écrire, penser autrement. Aujourd’hui, le voilà libre. Pas tout à fait indemne, jamais vraiment vaincu.
La grâce présidentielle algérienne annoncée ce 12 novembre résonne comme un souffle rentré trop longtemps. Elle met fin à une parenthèse injuste, mais pas aux questions qu’elle soulève. Car lorsqu’un État arrête un écrivain, ce n’est jamais une simple affaire judiciaire : c’est une bataille contre le langage, contre la possibilité même d’un esprit qui refuse de s’agenouiller. Sansal est de ces écrivains qui rappellent que les mots ne sont pas décoratifs : ils sont dangereux, parce qu’ils éclairent, parce qu’ils rangent les ombres à leur place.
On imagine sa sortie de prison comme un mélange d’épuisement et de dignité, un homme qui retrouve l’air froid de novembre avec la lenteur de ceux qui redécouvrent le monde en cherchant où poser leurs pas. On pense à son épouse, Naziha, à sa famille qui aura vécu l’attente comme une nuit sans horloge, à ses lecteurs disséminés d’Alger à Montréal, de Paris à Berlin, qui se passaient la nouvelle de chaque développement judiciaire comme on transmet une prière.
La joie d’aujourd’hui appartient à tous, mais elle s’invite aussi dans un monde où l’on emprisonne encore des écrivains, des journalistes, des blogueurs dont le seul tort est d’avoir soulevé le voile d’un mensonge d’État ou d’une incompétence officielle. La liberté d’un seul rappelle les chaînes invisibles qui pèsent encore sur tant d’autres. Sansal, lui, ne les a jamais ignorées : son œuvre est traversée par cette vigilance inquiète, par ce courage tranquille, par cette obsession de dire vrai même quand le vrai dérange.
Dans cette histoire, un homme revient constamment, tel un phare moral : Antoine Gallimard, qui n’a jamais cessé d’incarner ce que signifie être éditeur au sens le plus noble — un veilleur, un protecteur de la langue, un défenseur sans tremblements de ceux qui écrivent au péril d’eux-mêmes. Issu d’une longue lignée de bâtisseurs de livres, oui, mais surtout artisan patient d’une idée très simple et très rare : la littérature n’a de sens que si elle résiste. Dans ses prises de position, dans ses lettres ouvertes, dans ses interventions publiques, il a rappelé que la liberté d’un écrivain n’est pas une faveur, mais une évidence. Et lorsque cette évidence vacille, c’est à l’éditeur de la rappeler, d’en porter le poids, d’en préserver l’horizon. Peu d’hommes, aujourd’hui, endossent ce rôle avec autant de constance et d’élégance.
Ses mots — « goût de la liberté », « courage », « impertinence » — ne relèvent pas d’une rhétorique diplomatique, mais de cette sensibilité exigeante qui fait les grands éditeurs : savoir reconnaître dans une œuvre non pas un produit, mais une conscience. En cela, Gallimard a été plus qu’un soutien administratif ; il a été la voix qui refuse l’oubli, la présence qui empêche le silence de s’installer.
Une histoire forte : dans son roman Le Village de l’Allemand ou le Journal des frères Schiller (2008), Sansal imagine deux frères découvrant que leur père était un ancien officier de la SS réfugié en Algérie après la guerre. Une fiction dérangeante, audacieuse, qui valut au livre une interdiction implicite dans son propre pays, tant la comparaison entre nazisme et islamisme heurtait les autorités. Cette œuvre, aujourd’hui considérée comme l’une des plus importantes de son parcours, témoigne du courage littéraire d’un homme qui n’a jamais cessé de questionner l’histoire, même dans ses angles morts.
La nouvelle de sa convalescence prochaine en Allemagne n’est pas anodine : elle marque le passage vers un temps nécessaire, celui de la réparation. Car la liberté retrouvée demande un corps qui peut la porter. Les cicatrices physiques et intérieures, elles, mettront le temps qu’il faudra. Mais toute libération porte en elle un espoir : celui de voir un homme reprendre ses mots, ses colères, ses intuitions — et peut-être même, bientôt, sa plume.
Ce dénouement heureux doit beaucoup à celles et ceux qui, depuis un an, refusent l’indifférence : associations, éditeurs, journalistes, lecteurs anonymes, diplomates officieux, militants acharnés de la liberté d’expression. Leur insistance patiente a creusé, phrase après phrase, un passage dans la muraille. Une grâce présidentielle n’est jamais un miracle : c’est le résultat d’une pression collective, d’une fidélité obstinée, d’un refus opiniâtre de considérer la prison comme une fatalité.
Reste maintenant ce que Sansal en fera. La liberté rendue n’est pas qu’un soulagement : elle est un engagement renouvelé. Un écrivain libéré après une injustice porte toujours sur ses épaules une responsabilité, celle de continuer à écrire pour ceux qu’on n’entend pas, pour ceux qui restent enfermés et pour ceux qui n’auront jamais de tribune. Et ceux qui l’ont soutenu — Gallimard au premier rang — seront encore là pour accueillir le prochain manuscrit, le prochain acte de résistance littéraire.
Aujourd’hui, il respire l’air d’homme libre. Demain, il retrouvera peut-être la phrase, ce territoire où il n’a jamais cessé d’exister malgré la prison. Et dans ce retour, il y a plus que la victoire d’un individu : il y a la preuve — fragile, précieuse, indispensable — que la liberté, même quand on la bâillonne, finit par trouver la clé. Et rien, en littérature, ne compte davantage que cela.
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