Il y a des décès qui résonnent comme un coup de tonnerre discret : un bruit sourd qui traverse les générations sans forcément faire trembler les murs, mais qui secoue l’âme collective. Le 3 septembre 2025, le Québec a perdu Guy Rocher. Éminent sociologue, professeur émérite, figure clé de la Révolution tranquille, il s’éteint, laissant derrière lui un sillon que l’histoire n’effacera pas.
Moi, qui viens d’Haïti, j’entends son nom comme une mélodie familière. Non pas parce que je l’ai croisé dans les amphithéâtres de l’Université de Montréal, mais parce que ses idées circulent dans l’air que je respire depuis que j’ai choisi de vivre ici.
On dit souvent que la Révolution tranquille fut une secousse douce mais irréversible, qui fit passer le Québec de l’ombre des clochers à la lumière des institutions modernes. Rocher y fut un architecte essentiel. La commission Parent — où il a contribué à dessiner les bases d’un système éducatif accessible — a ouvert les bancs de l’école à des milliers d’enfants qui, sans lui, seraient restés au seuil.
Il a joué un rôle de premier plan dans l’élaboration de politiques publiques qui ont transformé le visage du Québec : la modernisation du ministère de l’Éducation, l’accessibilité des études supérieures, la démocratisation de la connaissance. Ces réformes ont permis de bâtir une société plus égalitaire, où l’éducation est devenue une clé d’émancipation collective.
Dans mon pays natal, l’éducation reste encore un luxe. Ici, Rocher a contribué à en faire un droit.
On se souvient aussi de sa plume dans la rédaction de la Charte de la langue française, adoptée en 1977. Rocher comprenait que la langue n’est pas seulement un outil de communication, mais une maison où l’on habite ensemble.
En Haïti, nous avons le créole comme langue-mère et le français comme langue de culture ; ici, j’ai vu une société se lever pour défendre le français comme socle identitaire.
À travers Rocher, j’ai appris qu’une langue peut être fragile même dans son propre pays. Et qu’elle doit être protégée non par crispation, mais par conviction.
Son Introduction à la sociologie générale, publiée en 1968, demeure un passage obligé pour quiconque veut comprendre le tissu social. Cet ouvrage, traduit et utilisé ailleurs, a fait entrer des générations d’étudiantes et d’étudiants dans la réflexion sociologique.
Il a enseigné dans les plus grandes institutions du Québec — l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université d’Ottawa. Partout, il a transmis la rigueur intellectuelle, mais aussi l’idée que la sociologie devait servir la société.
En Haïti, nos penseurs comme Jean Price-Mars ou Jacques Roumain ont joué ce rôle : dire qui nous sommes et comment nous pourrions nous relever. Ici, Rocher a tenu ce flambeau pour le Québec.
Guy Rocher, ce n’est pas seulement un penseur, c’est un homme d’action. Ses réflexions ont nourri des réformes durables :
- La commission Parent, qui a refondé l’école québécoise.
- La création du ministère de l’Éducation en 1964.
- La Charte de la langue française, pilier de l’identité collective.
- Son rôle comme haut fonctionnaire et conseiller politique, où il a mis sa science au service du bien commun.
La gratuité scolaire, la valorisation du français, la compréhension de nos dynamiques sociales : voilà des legs qui respirent encore.
Moi, Néo-Québécois venu d’Haïti, je mesure combien le travail de Rocher a rendu possible mon propre ancrage ici. Si je peux écrire dans cette langue, dans ce pays qui m’accueille, c’est aussi grâce à lui.
Guy Rocher s’en va, mais son Québec reste debout. Ce Québec qui sait transformer les révolutions silencieuses en acquis durables. Ce Québec qui m’a adopté, moi et tant d’autres venus d’ailleurs.
Un bâtisseur est parti. Mais son héritage, lui, ne meurt pas. Il continue de résonner dans les salles de classe, dans les débats de société, dans chaque mot de français qui s’élève pour dire : ici, nous avons choisi d’exister ensemble.