Le 12 août dernier, comme chaque année depuis 2014, des milliers de lecteurs et lectrices québécois se sont retrouvés autour d’un rituel désormais bien ancré : acheter un livre québécois.
Ce qui n’était au départ qu’un geste militant lancé par deux autrices, Amélie Dubé et Patrice Cazeault, est devenu une célébration populaire et foisonnante. Cette journée ressemble de plus en plus à une Saint-Jean pour les mots : des librairies pleines à craquer, des files d’attente devant les caisses, des photos circulant sur les réseaux sociaux où l’on exhibe fièrement sa trouvaille, qu’il s’agisse d’un roman de science-fiction, d’un recueil de poésie ou d’un essai philosophique.
Le 12 août n’est pas seulement un rendez-vous littéraire, il est un miroir collectif : il dit au monde que le Québec croit à la puissance de ses écrivains, qu’il leur tend une tribune et les propulse sur une scène de plus en plus large.
Je me souviens d’une scène qui illustre bien cette ferveur : un libraire à Montréal, dépassé par l’affluence, a improvisé une table de fortune avec des caisses de carton, sur lesquelles s’empilaient les ouvrages fraîchement arrivés des presses. Une fillette, une dizaine d’années à peine, y a saisi un recueil de poésie, intriguée par sa couverture bleue constellée d’étoiles.
Elle l’a feuilleté quelques secondes, puis s’est tournée vers sa mère : « Maman, ça parle comme dans ma tête quand je rêve. » La mère a souri, et le livre est parti avec elles. Voilà, en une anecdote presque banale, la preuve que la littérature québécoise sait séduire d’abord chez elle, avant de rayonner ailleurs : elle parle à la fillette qui rêve, au travailleur fatigué, à l’étudiante insomniaque. Elle parle toutes et à tous.
Un patrimoine francophone en Amérique
Le Québec n’est pas seulement une province : il est un îlot francophone en Amérique, un gardien du patrimoine linguistique français sur un continent massivement anglophone. La littérature y a toujours été investie d’une mission double : d’abord raconter, ensuite résister.
Raconter la vie de ses habitants, leur rapport au territoire, au climat, à la langue et aux rêves. Résister à l’effacement, à la dilution, à l’uniformisation culturelle. En ce sens, chaque roman québécois publié est un acte de mémoire et un acte politique.
Les écrivains québécois ont toujours oscillé entre l’intime et le collectif. Gabrielle Roy, dans Bonheur d’occasion (1945), retraçait la misère d’un quartier ouvrier de Montréal tout en tendant à la société québécoise un miroir révélateur de ses profondes mutations. Son œuvre lui valut une reconnaissance exceptionnelle : le 1er décembre 1947, à Paris, elle reçut le prix Femina, devenant ainsi la première écrivaine québécoise couronnée par un grand prix littéraire français. De son côté, Anne Hébert, autrice du recueil Le Torrent ainsi que des romans Kamouraska et Les Fous de Bassan, a sondé les ténèbres de l’âme humaine pour mieux illuminer les paysages et les mythes d’ici. Ses livres, récompensés par le prix du Gouverneur général et le prix Femina, confirment sa place au cœur du patrimoine littéraire québécois.
Plus près de nous, Kim Thúy, avec Ru (2009), a montré qu’un récit de migration pouvait toucher les lecteurs du monde entier, traduits en une vingtaine de langues, de l’anglais au coréen. À travers ces voix, le Québec a assumé son rôle de vigie de la francophonie en Amérique : une francophonie vivante, inventive, ouverte sur les altérités.
Et soyons honnêtes : si le Québec rayonne, ce n’est pas seulement parce qu’il écrit en français, mais parce qu’il écrit le français avec un accent.
Cet accent littéraire, fait de tournures locales, de mélanges, de métissages culturels, séduit la scène mondiale. Le monde est curieux de ce français qui ne vient pas de Paris, qui ne cherche pas à singer Molière, mais qui assume sa nordicité, sa rugosité, son humour parfois grinçant.
Une reconnaissance mondiale tardive mais éclatante
Longtemps, pourtant, la littérature québécoise est restée confinée dans son propre espace. Les grandes maisons d’édition parisiennes, arbitres du bon goût francophone, regardaient de loin cette production qu’elles jugeaient parfois provinciale. Les écrivains québécois publiaient surtout pour un public local, avec des succès ponctuels, mais peu de reconnaissance internationale. Il aura fallu du temps, de la patience, et quelques coups d’éclat pour que le regard change.
Aujourd’hui, ce retard est rattrapé avec fracas. Kevin Lambert, avec Que notre joie demeure (2023), a non seulement été finaliste du prestigieux Prix Goncourt, mais il a remporté le Médicis, un prix qui avait déjà consacré Dany Laferrière. Éric Chacour, avec Ce que je sais de toi, a raflé le Prix Femina des lycéens et le Prix des libraires de France.
Michel Jean, avec Kukum lauréat du Prix littéraire France-Québec 2020, est devenu un ambassadeur incontournable d’une littérature autochtone québécoise, plébiscitée par les lecteurs et reconnue au-delà des frontières. Ces succès, alignés, ont agi comme un électrochoc : le monde a soudain découvert que le Québec n’était pas seulement une terre de chansonniers mais aussi une terre de romanciers.
Il faut ajouter d’autres noms, encore bien vivants et actifs : Catherine Mavrikakis, dont les romans métaphysiques interrogent les frontières de l’existence ; Alain Farah, qui marie érudition et humour ; Heather O’Neill, écrivaine montréalaise anglophone mais traduite largement, qui insuffle un imaginaire gothique à ses récits ; Nicolas Dickner, qui a conquis un large public avec Nikolski et Six degrés de liberté. La liste s’allonge chaque année, et l’on peine à suivre le rythme.
Il faut aussi citer Joséphine Bacon, poète innue dont les mots résonnent comme une mémoire ancestrale qui enchante les festivals de poésie à Paris ou à Bruxelles ; Marie-Célie Agnant, qui explore avec finesse les blessures et résiliences de la diaspora haïtienne au Québec ; Louise Desjardins, qui incarne une écriture sensible et lucide sur le quotidien ; David Goudreault, slameur et romancier qui a prouvé que l’oralité pouvait conquérir les grandes scènes et les librairies ; sans oublier Naomi Fontaine, figure incontournable de la littérature innue, traduite et enseignée en Europe.
Ces noms contemporains montrent que la littérature québécoise ne s’exprime pas seulement par des romans primés mais par une diversité de genres et de voix. On pourrait même dire, avec un sourire : il faudra bientôt inventer une nouvelle Académie pour distribuer assez de prix.
Les raisons d’une séduction nouvelle
Pourquoi maintenant? Pourquoi cette reconnaissance arrive-t-elle au tournant du debut des années 2000? Plusieurs facteurs se conjuguent. D’abord, l’internationalisation des maisons d’édition québécoises, comme Alto, Héliotrope, La Peuplade, Boréal, Le Quartanier ou Mémoire d’encrier, qui osent envoyer leurs auteurs au-delà de l’Atlantique, souvent en étroite collaboration avec des éditeurs français comme Grasset, Seuil, Le Nouvel Attila, Points ou Philippe Rey, car ce sont fréquemment ces maisons françaises qui achètent les droits des livres québécois pour les publier et les propulser sur la scène littéraire en France.
Ensuite, une plus grande curiosité des lecteurs français et européens pour les littératures dites périphériques, qui renouvellent un paysage parfois jugé trop centré sur Paris. Enfin, et surtout, la maturité d’une génération d’écrivains québécois qui assument pleinement leur voix, sans chercher à plaire à l’étranger.
On ne peut oublier l’effet Dany Laferrière, entré à l’Académie française, qui a ouvert la voie en montrant qu’un écrivain venu du Québec pouvait porter la langue française à un sommet mondial. Ces modèles ont offert une assurance nouvelle aux jeunes générations : écrire ici, avec son rythme et ses obsessions, n’empêche pas d’être lu ailleurs.
Ces écrivains ne complexent plus devant les « grands frères » français. Ils écrivent pour raconter ce qu’ils voient, ce qu’ils vivent, ce qu’ils inventent. Ils savent qu’un récit profondément local peut toucher universellement : qui aurait cru que l’histoire d’une communauté innue au Saguenay séduirait les lecteurs de Tokyo ?
Et pourtant, Kukum a voyagé jusque-là. Le paradoxe est que c’est en s’ancrant davantage ici que la littérature québécoise a conquis ailleurs. C’est en assumant son accent qu’elle a trouvé sa musique mondiale.
Au-delà des prix et des distinctions, il faut aussi souligner l’effervescence des initiatives locales. Prenons l’exemple de Paire Littéraire, un projet imaginé par Joanne Fillon pendant la pandémie. L’idée était simple, presque ludique : jumeler deux inconnus qui écrivent ensemble une histoire, chacun ajoutant son texte sans jamais consulter l’autre.
Un jeu d’écriture à quatre mains, où les styles se croisent, où les imaginaires s’entrechoquent. Ce type de projet rappelle que la littérature n’est pas qu’une affaire de génies solitaires : c’est aussi une expérience collective, une façon de briser l’isolement, de déjouer les stéréotypes et de raviver la confiance en soi.
Aujourd’hui, Paire Littéraire rêve même d’étendre ce jumelage à l’international : pourquoi ne pas faire écrire ensemble un Haïtien de Port-au-Prince et une Québécoise de Trois-Rivières, un Belge de Bruxelles et une Franco-Ontarienne ?
Ce genre d’expérimentation montre que la littérature québécoise est non seulement en train de séduire le monde par ses livres, mais aussi de le réinventer par ses pratiques. Il y a dans ces initiatives un humour discret, une créativité joyeuse : après tout, si deux parfaits inconnus peuvent accoucher d’une histoire cohérente, alors il reste de l’espoir pour nos démocraties fracturées.
Dans la même veine, on pourrait mentionner les cabarets littéraires, les scènes de slam, les Nuits de Poésie, les festivals comme Metropolis bleu ou Québec en toutes lettres, qui permettent aux voix émergentes de se frotter directement au public et aux éditeurs étrangers.
L’avenir : séduire sans se trahir
La grande question est désormais : comment continuer à séduire la scène mondiale sans se trahir ? Le risque, en effet, serait de céder à la tentation d’écrire « pour » l’étranger, d’adapter son style ou ses thèmes à ce que l’on croit être attendu. Mais la force du Québec réside justement dans sa singularité. La neige, l’hiver, le joual, les contradictions identitaires, les dialogues entre cultures autochtones, francophones, anglophones et immigrantes : tout cela constitue un trésor narratif unique. Le monde n’a pas besoin que le Québec devienne un sous-Paris ou un sous-New York : il a besoin que le Québec reste le Québec.
Les écrivains québécois devront aussi relever un autre défi : celui de maintenir un lectorat local fort. Car il ne suffit pas de plaire à Paris ou à Tokyo si l’on ne lit plus chez soi. Le 12 août, avec ses librairies bondées, rappelle heureusement que le public québécois est fidèle, curieux, passionné. C’est dans cette base solide que réside l’avenir. Une littérature mondiale ne naît jamais de nulle part : elle s’enracine toujours dans une terre, dans une mémoire, dans un accent.
La littérature québécoise séduit aujourd’hui la scène mondiale parce qu’elle a appris la patience. Elle n’a pas cherché à brûler les étapes, elle n’a pas tenté de se déguiser. Elle a écrit, obstinément, pendant des décennies, parfois dans l’indifférence, parfois dans l’ombre. Et voilà qu’aujourd’hui, ses voix résonnent. Elles résonnent parce qu’elles sont authentiques, enracinées et en même temps ouvertes. Elles résonnent parce qu’elles n’ont pas peur du mélange, du risque, de l’humour. Elles résonnent parce qu’elles savent que séduire le monde, ce n’est pas lui ressembler, c’est lui rappeler que la diversité existe, qu’elle est belle, et qu’elle se lit.
Alors oui, chaque 12 août – et, entre nous, tout le reste de l’année – il faudra encore courir en librairie, prendre d’assaut les caisses, se chamailler pour le dernier exemplaire d’un roman qui fait le buzz. Mais il faudra aussi se rappeler que derrière chaque livre acheté se cache une promesse : la promesse que le Québec continuera à écrire son histoire, à la murmurer dans son accent unique, et à séduire, encore et encore, une scène mondiale qui en redemande.
🍂 Je souhaite une belle rentrée littéraire d’automne à toutes et à tous les lecteurs du Québec ! Alors que les jours raccourcissent et que les feuilles se parent de leurs plus belles couleurs, rien de mieux que de plonger dans les univers de nos écrivains d’ici. Pour commencer cette saison sous le signe de la découverte, voici quelques recommandations à glisser dans vos sacs de lecture :
- L’imagination que donnent les vraies tendresses, Robert Lalonde (Éditions du Boréal)
- Ne pas aimer les hommes, Marie-Sissi Labrèche (Québec Amérique)
- Oasis, Marie-Christine Chartier (Hurtubise)
- L’obsession du rouge, Dany Laferrière (Éditions du Boréal)
- La fille de la foudre, Gabrielle Boulianne-Tremblay (Marchand de feuilles)
- Plage Laval, Rafaële Germain (Libre Expression)
- Le chien ne meurt pas à la fin, Joël Martel (La Mèche)
- Le bonheur, Paul Kawczak (La Peuplade)
- Eka ashate : ne flanche pas, Naomi Fontaine (Mémoire d’encrier)
- L’enfant vieux, Stéphane Kelly (Éditions du Boréal)
Dix ouvrages, dix univers, dix preuves que la littérature québécoise n’a jamais été aussi foisonnante, inventive et irrésistible.