Dans sa chronique intitulée « L’incendie de l’Oloffson : lorsque l’on tue les morts », l’écrivain Lyonel Trouillot commente avec distance – et une certaine ironie – la destruction de l’hôtel Oloffson à Port-au-Prince. Il y écrit : « Il avait quelque chose de Tennessee qui y avait séjourné ». Une phrase énigmatique qui sert de point de départ à cette réflexion sur la mémoire, l’élitisme, les silences choisis… et les corps qu’on oublie toujours.
Il y avait quelque chose de Tennessee…, oui. Et c’est justement là que réside le malaise. Pas dans la chanson de Johnny Hallyday qu’on fredonne par nostalgie, ni dans cette mélancolie d’homme qui voulait vivre une autre vie. Mais dans la résonance crue et tragique du destin de Tennessee Williams, dramaturge immense, venu en Haïti chercher ce que son pays — l’Amérique pudibonde et corsetée des années d’après-guerre — lui refusait : un semblant de paix, un refuge au goût d’oubli, un hôtel où il pourrait aimer sans être lapidé. C’est à l’hôtel Oloffson qu’il a posé ses valises. Et c’est dans un hôtel, à New York, qu’il est mort, étouffé par un bouchon de médicament qu’il prenait pour dompter ses angoisses. C’est ce qu’ont dit les médecins, avec la pudeur tragique du constat. Une mort qui sentait l’ennui, la solitude, la honte intériorisée.
Parmi les “occidentaux” que Trouillot range avec une moue dans la galerie de ceux qui “aimaient en lui le souvenir de leur passage”, Tennessee Williams n’était pas un touriste du folklore ni un ethnologue du dimanche. C’était un cri étouffé dans la gorge d’une Amérique bien-pensante. Un homme qui tentait de fuir son homosexualité à coups de vodka, d’hôtels anonymes et de nuits trop longues. Un dramaturge dont chaque pièce dérangeait les bonnes mœurs comme un poignard glissé dans les rideaux de velours.
Il comprenait les opprimés parce qu’il l’était : opprimé dans sa chair, dans ses désirs, dans ses mots. Son œuvre, ce n’est pas du théâtre pour les salons, c’est une succession de tentatives pour expliquer un monde trop violent pour ceux qui aiment autrement. Et Trouillot le sait — ou feint de l’ignorer. Lui qui écrit avec la fureur des cicatrices ouvertes, pourquoi referme-t-il si prestement celles qui ne sont pas les siennes ? Pourquoi ce regard de biais, presque gêné, sur ceux qui ont aimé l’Oloffson parce qu’ils pouvaient, là, être sans honte ?
Alors pourquoi cette attitude froide, distanciée, presque railleuse, à l’annonce de l’incendie de l’Oloffson ? Pourquoi cette manière de jeter à la corbeille l’émotion de ceux qui pleurent la disparition d’un lieu mythique ? Pourquoi désigner — sans nommer — ces « occidentaux » qui, eux, pleureraient l’hôtel, tandis que les Haïtiens n’en auraient que faire ? Est-ce parce que ces étrangers y voyaient aussi un sanctuaire de libertés interdites, un théâtre vivant d’identités dissidentes ? Que veut dire Trouillot, au fond, lorsqu’il fait de l’Oloffson un mort qu’il faudrait encore tuer ?
Tennessee et l’ombre des silences
Revenons à Tennessee Williams. Le dramaturge américain est arrivé en Haïti dans les années 40, alors que le pays offrait encore — pour certains — une échappée aux carcans moraux de l’Occident. L’hôtel Oloffson, avec son architecture néogothique, mythique et ses allures de manoir caribéen, n’était pas seulement un décor exotique. C’était un théâtre en soi. Ceux qui y séjournaient n’y venaient pas uniquement pour les jardins ou la tiédeur des nuits, mais pour y vivre ce qu’ailleurs on leur interdisait : aimer, créer, respirer.
Il ne faut pas l’oublier : pour des hommes comme Tennessee Williams, l’Oloffson était un souffle, une permission, un endroit où la honte s’effilochait un peu. Il n’est pas le seul. D’autres figures marginales, d’Haïti ou d’ailleurs, ont trouvé en ce lieu une sorte de clairière dans la forêt des regards. Et c’est sans doute cette mémoire-là que Trouillot voudrait éteindre, comme l’incendie a brûlé les boiseries. Mais on n’éteint pas si facilement ce qui a abrité la parole des silencié.e.s.
L’Oloffson, ce n’était pas qu’un hôtel de cartes postales pour touristes en quête de folklore. C’était aussi un bastion. Une scène. Un levier. Un carrefour de luttes dont on n’ose pas toujours dire le nom. Qui se souvient que des collectifs défendant les libertés sexuelles et identitaires s’y sont réunis discrètement dans les années 90 ? Que certains spectacles, parfois improvisés, y célébraient les identités fluides, multiples, en défi aux dogmes religieux et politiques du pays ? Que certains activistes y venaient, en cachette, rêver d’un pays moins violent, moins patriarcal, moins normatif ?
Peut-être que sans cet hôtel — ou sans ce qu’il a permis d’abriter — la lutte pour les droits des personnes marginalisées en raison de leur orientation sexuelle, de leur identité ou de leur expression de genre en Haïti n’aurait jamais trouvé un tel point de résonance, ni même de commencement. Peut-être qu’il faut rappeler à Trouillot, si prompt à dénoncer les illusions, que ce lieu en a accueilli d’authentiques. Et que parmi ses murs, le combat pour être soi a laissé des empreintes plus durables que les tableaux ou les rythmes des performances du goupe RAM, tous les jeudis soir. RAM – Richard Auguste Morse, le dernier propriétaire de l’hôtel.
Il est troublant de voir comment Trouillot, dans son texte, efface avec une élégance venimeuse toute cette mémoire-là. Il parle de l’Oloffson comme d’un « lieu mort », d’un « temps mort », d’un « passé de faux-semblants ». Et pourtant, jamais il ne nomme ce que ce lieu a représenté pour des centaines de personnes. Il évoque les écrivains, les acteurs, les ethnologues, puis les ONG et les fonctionnaires. Mais il tait la diversité de ceux et celles qui ont trouvé refuge dans ses chambres, sur sa scène, dans son ambiance unique. Pourquoi ? Pourquoi cette amnésie ciblée ?
Est-ce parce que reconnaître que l’Oloffson fut aussi un espace de résistance queer bousculerait trop le discours hétérocentré de l’intelligentsia haïtienne ? Parce qu’il faudrait alors admettre que la culture n’est pas que poésie et littérature, mais aussi genre, sexualité, corps, et désirs ? Parce qu’il serait inconvenant de dire qu’un lieu peut être à la fois hôtel, scène, et safe space pour des gens qu’on préfère ne pas voir ?
Une colère qui choisit ses cibles
La colère de Trouillot est sélective. Il fulmine contre les ONG, les experts étrangers, les journalistes qui pleurent l’hôtel, mais il reste muet sur ce que sa disparition signifie pour une partie de la jeunesse haïtienne qui s’y reconnaissait. Une jeunesse que lui-même décrit comme « enfants de la violence », comme si elle n’avait plus droit à la mémoire ni au rêve. Il se moque — à demi-mot — de ceux qui voient en l’Oloffson un patrimoine, comme si la douleur collective ne méritait pas de s’attarder sur une bâtisse en flammes.
Mais que fait-on alors de ces fragments de mémoire, de ces soirées où vibrait la musique racine, de ces instants suspendus où les voix minoritaires s’élevaient enfin ? Que fait-on de ces échanges inattendus entre artistes haïtiens et visiteurs venus des quatre coins du monde ? Que fait-on, surtout, de cette fonction sociale, culturelle et politique que l’hôtel incarnait dans la cartographie des luttes contemporaines ? L’incendie de l’Oloffson n’est pas simplement une page qui se tourne. C’est un chapitre qu’on tente d’arracher.
Il faut faire attention. Dans certaines cultures, le feu est un symbole de purification. Mais ici, il ressemble plus à une censure. Un effacement délibéré. Un autodafé sans bûcher. On ne sait pas exactement qui a mis le feu, ni pourquoi. Mais les effets sont là. Et ils sont symboliques. L’Oloffson, en disparaissant, emporte avec lui bien plus que des meubles ou des souvenirs. Il emporte des voix qu’on n’écoutait déjà qu’à moitié. Il emporte la mémoire d’un espace où le droit d’exister autrement avait encore un peu d’air.
Si l’on tue les morts, comme dit Trouillot, c’est peut-être parce que certains morts dérangent les vivants. Parce qu’ils rappellent trop ce qu’on ne veut pas voir. Parce qu’ils portent des identités qu’on préfère enterrer. Mais ce qui brûle aussi, dans cet incendie, c’est l’hypocrisie. Celle d’une société qui prétend défendre la culture, mais qui raye de sa mémoire ceux qui la construisent depuis les marges.
Il faut du courage pour pleurer un lieu. Mais il faut encore plus de courage pour se demander qui, dans ce lieu, n’a jamais eu droit de cité. L’incendie de l’hôtel Oloffson est peut-être la métaphore la plus juste de notre présent : un bâtiment en flammes, un pan d’histoire qui se consume, pendant que ceux qui s’en réjouissent n’ont jamais voulu voir qui s’y abritait. On ne tue pas que les morts : on enterre aussi les vivants dans les silences de ceux qui écrivent l’histoire en triant ce qui mérite d’être sauvé.
Dans sa chronique, Trouillot ne pleure rien. Il prend une distance de lettré face à l’émotion populaire. Il contemple les ruines avec l’œil de celui qui pense que toute chose a déjà trop vécu. C’est là l’arrogance de notre élitisme haïtien : se croire au-dessus des douleurs collectives, décréter qu’un lieu est mort parce qu’on n’y allait plus, ignorer ce qui s’y disait en dehors des salons et des cénacles.

Or, si les écrivains, les penseurs, les artistes ne sont plus revenus à l’Oloffson, c’est aussi qu’ils ont cessé d’entendre ce que les autres y disaient. Les musiciens alternatifs, les performeurs des nuits incertaines, les voix dissidentes des genres et des normes, les jeunes rêveurs sans carte de presse ni bourse d’écriture. Ceux-là, pourtant, faisaient battre le cœur du lieu jusqu’à sa dernière nuit. Mais ils sont invisibles pour ceux qui ne regardent qu’à hauteur de bibliothèque.
L’élitisme haïtien est un piège. Il veut faire croire que seule la beauté tragique mérite d’être dite. Que seules les pages marquées du sceau du français châtié peuvent servir d’archives. Pourtant, l’Oloffson n’était pas qu’un décor pour écrivains venus écrire la détresse à la chandelle. C’était un lieu de passage, de friction, de débordement. Un espace où les voix populaires, minoritaires, dissidentes, trouvaient des interstices pour exister.
Mais cette culture vivante, cette culture des marges, Trouillot la méprise. Il lui préfère les commémorations, les grandes déclarations creuses, les prix littéraires décernés en vase clos. Il fait mine de ne pas voir que la vraie création, celle qui dérange, qui transgresse, qui propose d’autres langages, d’autres genres, d’autres corps, d’autres rapports à soi et au monde, vient souvent de ceux qui n’ont pas de siège à la table des discours officiels.
Ceux-là ne publient pas chez Gallimard. Ils chantent dans des couloirs, récitent des poèmes dans des cafés à moitié en ruines, peignent sur les murs fissurés de Port-au-Prince, créent des performances dans des hôtels à l’abandon. Et l’Oloffson était leur scène, leur chapelle, leur refuge. En le réduisant à un « temps mort », Trouillot n’insulte pas seulement l’histoire du lieu : il blesse l’avenir que ces gens tentaient d’inventer entre deux coupures de courant.
La « chose » de Tennessee
Et voilà pourquoi la formule de Trouillot — « Il avait quelque chose de Tennessee… » « entre les stars du ciné et du rock, les politiques, les hommes d’affaires, il avait abrité mille passades [liaisons amoureuses de courte durée] et intrigues » — est aussi insidieuse qu’énigmatique. Car ce que Tennessee Williams portait en lui, refoulait, noyait dans l’alcool et sublimait dans ses pièces, c’était bien ce désir proscrit à l’époque, cette part intime de lui-même que la société lui interdisait d’assumer au grand jour. « La chose », c’était cela. C’est d’ailleurs ce que Michel Berger, l’auteur de la : « célèbre chanson », interprétée par Johnny Hallyday, avait lui-même identifié : ce « quelque chose de Tennessee », c’était un mélange de solitude, de mélancolie, de refus du monde, mais aussi de douleur indicible liée à un désir que la société rejetait.
« Ainsi vivait Tennessee
Le cœur en fièvre et le corps démoli […]Ainsi disparut Tennessee
À certaines heures de la nuitQuand le cœur de la ville s’est endormi
Il flotte un sentiment comme une envie »
Et ceux qui connaissent la chose de Tennesse, savent très bien ce que recouvrait cette « chose » : c’était sa différence, sa marginalité existentielle, et la souffrance constante de devoir vivre à côté de soi-même. C’était aussi son homosexualité. Et l’utiliser sans le dire, c’est faire de cette identité une ombre gênante, une entité malsaine qu’il faudrait laisser dans les recoins. C’est comme dire à demi-mot que l’hôtel Oloffson, en accueillant cette « chose », portait en lui quelque chose de trouble, de pervers, de honteux. Ce n’est pas une description. Ce n’est pas une phrase anodine. C’est une insinuation, un jugement caché. Un stigmate maquillé en référence littéraire. Une forme de mépris en gants blancs. Ce n’est pas un hommage à Tennessee, c’est une mise en garde, une mise à distance polie — mais ferme — de tout ce qu’il représentait. Un avertissement codé à l’intention du lecteur complice. Une manière de dire : « cet hôtel a hébergé autre chose que de l’exotisme, il a aussi hébergé… ça. » Et ça, vous avez compris ce que c’est.
La culture haïtienne aime se proclamer rebelle. Elle aime citer Jacques Roumain, Jean Price Mars, Césaire, les grands noms de l’indigénisme, comme s’ils suffisaient à lui garantir une posture révolutionnaire. Mais que reste-t-il de cette prétendue rébellion, si elle exclut les jeunes de Carrefour, les poètes de Delmas, les peintres sans galerie des Gonaïves ? Peut-on encore parler de résistance quand on évacue systématiquement les voix queer, les corps non normés, les langues mélangées, les récits brisés ?
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L’Oloffson, justement, permettait tout cela. Par sa géographie, par son désordre, par sa mémoire chaotique, il offrait un espace à ceux qui n’en avaient pas. Un espace sans canon, sans normes. Un espace pour parler, pour danser, pour exister autrement. La culture, si elle veut survivre, doit redevenir cela : non pas une vitrine, mais une agora. Non pas un mausolée, mais une ruelle. Non pas une pyramide, mais un rond-point. Et ce sont les corps invisibles qui nous rappellent cette évidence.
Ce que Trouillot refuse de nommer, mais désigne du bout des lignes, c’est cela : l’héritage queer, marginal, de l’Oloffson. Et en creux, ce refus est un scandale. Il ne faut pas le dire avec des pancartes. Il suffit de le lire à haute voix pour en sentir l’amertume. Ce n’est pas de l’oubli. C’est de l’effacement. C’est un assassinat symbolique. C’est tuer une seconde fois les morts — mais cette fois, ceux qui n’ont jamais eu le droit d’exister pleinement de leur vivant.
Trouillot se moque dans son texte des « occidentaux » qui pleurent l’hôtel. Il leur reproche leur fétichisme pour « le bois sculpté », pour les boiseries coloniales, pour l’exotisme d’un lieu « stylisé » au goût des ethnologues. Mais ce raccourci est malhonnête. Car il évacue les occidentaux qui n’étaient pas là pour consommer, mais pour se reconstruire. Ceux qui venaient vivre à visage découvert ce que leur pays d’origine leur interdisait.
Dire que seuls les occidentaux pleurent l’Oloffson, c’est aussi suggérer que les Haïtiens n’en ont cure. Faux. C’est une forme d’essentialisme insultant. Et c’est surtout refuser d’admettre que certains Haïtiens ont trouvé dans ce lieu un miroir. Une possibilité. Un souffle. Tous ne lisaient pas Maya Deren, mais beaucoup dansaient encore avec les enfants d’Erzulie. Tous n’étaient pas des exilés de Manhattan, mais beaucoup s’y retrouvaient en exil d’eux-mêmes.
De l’élitisme au vandalisme symbolique
Il y a dans l’élitisme haïtien une forme d’amnésie volontaire. On veut se penser éclairé, laïc, progressiste. Mais on reste prisonnier d’un conservatisme rampant. On fustige la pauvreté intellectuelle des masses, mais on évite soigneusement les questions de genre, de sexualité, de classe. On rend hommage à ceux qui meurent à la frontière, mais on refuse le droit de cité à ceux qui ne cadrent pas dans l’imaginaire viriliste haïtien.
L’Oloffson n’était pas un lieu vierge. Il n’était pas parfait. Il a eu son lot de contradictions, d’ambiguïtés. Mais il avait ceci de précieux : il permettait le frottement. Il permettait l’impur. Il accueillait le trouble. Or, l’élitisme haitien déteste le trouble. Il préfère les récits clairs, les héros linéaires, les références solides. Il ne sait pas quoi faire des gens qui dansent entre les identités, qui écrivent entre les langues, qui vivent entre les genres. Alors il les efface. Comme on efface l’Oloffson.
L’ironie de Lyonel Trouillot n’est pas innocente. Elle est une stratégie de classe. Une manière de dominer la conversation sans la violence apparente. Elle marginalise sans exclure. Elle neutralise par le dédain. Elle donne à penser qu’on sait tout, qu’on a tout vu, tout compris, que le reste n’est que théâtre pour naïfs. Mais ce cynisme n’est plus une vertu. C’est une paresse. C’est un renoncement. Et c’est surtout un refus de voir que la culture ne se fabrique plus dans les mêmes lieux, ni selon les mêmes logiques.
Trouillot écrit que les jeunes de moins de trente ans ne connaissent plus l’Oloffson. Peut-être. Mais ce qu’il ne dit pas, c’est que ces jeunes ne connaissent plus non plus la littérature haïtienne telle que lui la conçoit. Parce qu’ils la trouvent trop sèche. Trop professorale. Trop arrogante. Ils lisent d’autres choses. Ils regardent des vidéos. Ils écoutent des slams. Ils partagent des poèmes sur des blogs en ligne. Ils écrivent leur propre histoire. En dehors des hôtels et des universités. Et c’est cela qui inquiète l’élite.
Et s’il fallait relire cette « chose » de Tennessee, ce quelque chose que Trouillot évoque presque malgré lui dans sa chronique – non pas la mélancolie touristique ou le vernis de l’exotisme, mais ce que Tennessee Williams portait comme drame intime et qu’il exorcisait dans ses œuvres les plus crues – on y trouverait peut-être un indice. Car oui, ce quelque chose, c’était sa souffrance de vivre dans un corps en dissonance avec les normes. Ce qu’il fuyait dans l’alcool et qu’il a évoqué dans plusieurs pièces avec un courage rare dans l’Amérique puritaine des années 40 et 50, c’était ce que l’on n’osait nommer, et que la littérature d’aujourd’hui, même haïtienne, continue d’éclipser : son attirance pour les hommes.
Une référence claire à cette part de lui – douloureusement assumée dans Un tramway nommé désir ou Soudain l’été dernier – nous rappelle que ce « quelque chose de Tennessee qui y avait séjourné » à l’Oloffson, c’était aussi la lutte intérieure d’un homme en exil de son propre désir. Une lutte que l’hôtel, par son atmosphère permissive et créative, avait su apaiser, même temporairement. C’est cette mémoire-là que Trouillot escamote volontairement. Et ce silence-là n’est pas neutre. Quand on nie ce que Tennessee était venu chercher à l’Oloffson, on ne parle plus d’architecture ni de patrimoine : on efface, délibérément, une mémoire queer. Et cela révèle un malaise.
Quand Trouillot écrit, sans la moindre empathie, que « l’hôtel tenait debout, visité par les rats », il ne s’en prend pas qu’à un lieu physique. Il attaque aussi, par ricochet, ceux qui y trouvaient encore un abri symbolique. Il fustige l’indigénisme adapté au tourisme, mais il fustige, sans le dire, une autre forme de présence : celle des corps marginaux, des désirs contrariés, des identités flottantes. Le problème n’est peut-être pas tant l’Occident, mais ce qu’il a laissé, malgré lui, comme brèche d’expression pour ceux qui ne rentraient pas dans les catégories sociales et sexuelles admises. Trouillot aurait pu dire que l’Oloffson fut un espace de liberté. Il aurait pu noter que, dans un pays où le rejet des sexualités minoritaires est profond, cet hôtel avait, à sa façon, offert un interstice. Il ne l’a pas fait. Il a préféré ricaner. C’est là, non pas une homophobie explicite, mais un effacement stratégique. Un refus de nommer. Une volonté de ne pas faire place à ces existences que même la culture haitienne préfère garder hors-champ.
Quand on regarde bien, le texte de Trouillot n’est pas une simple chronique. C’est un acte de vandalisme symbolique. Il détruit plus qu’il ne critique. Il ne propose rien. Il raye. Il classe. Il désigne du doigt. Il fait ce que font ceux qui veulent conserver le monopole du sens. Mais la culture, aujourd’hui, lui échappe. Elle déborde. Elle se joue ailleurs. Et elle ne s’excusera pas. La « mort » de l’Oloffson ne devrait pas être l’occasion d’un mépris, mais d’une réconciliation. Réconciliation avec nos mémoires plurielles. Avec nos identités complexes. Avec nos voix oubliées. Car la culture ne se sauvera pas sans eux. Sans les corps invisibles. Sans les marges. Sans les souffles qu’on empêche. Sans les rêves qu’on méprise.
« On a tous en nous quelque chose de Tennessee,
Chantait Johnny Hallyday.
Cette volonté de prolonger la nuit, ce désir fou de vivre une autre vie… »
Ces vers, plus qu’une chanson, résume le drame de tant d’existences réprimées, exilées dans leur propre peau. Tennessee Williams a incarné cette tension jusqu’à l’épuisement, jusqu’à l’extinction. Et c’est précisément pour cela qu’il avait trouvé à l’Oloffson une forme de paix temporaire, un répit dans un monde qui n’autorisait pas les êtres trop sensibles à être simplement ce qu’ils sont.
Tennessee Williams aurait compris cela. Il l’aurait écrit. Peut-être même dans une chambre d’hôtel, entre deux silences. Avec ce qu’il lui restait de lucidité. Et de désir.