Je viens de regarder par-dessus mon épaule pour considérer presque un quart de siècle – à venir – que je dois laisser derrière moi.
Du moins est-ce ainsi que l’on aurait dit autrefois. Aujourd’hui l’habitude est déjà prise suivant le progrès des moeurs – on regarde dans le rétroviseur. Et dans cet accessoire je vois s’éloigner ce qu’il est impossible de retenir, ma vie. Une vie au cours de laquelle je n’ai cependant jamais regardé qu’autour de moi, et devant moi ce qui venait, ce qui allait être aussitôt autour de moi. Comme tout être humain, j’espère ce qui viendra sera plus ouvert, plus libre, plus heureux !
Il n’en est plus de même maintenant, il m’a fallu consulter le rétroviseur. Je le crois… ce qui m’attend sera plus ouvert, plus libre, plus heureux. Mais une muraille rapproche, à travers laquelle, fantôme. J’aurais pu disparaître. Je dis, bonjour avenir ! Adieu passé ! Adieu veau, vache, cochon et s’oeufs couvés ! Mais ces propos ne sont pas désabusés. Ils coïncident simplement avec l’aboutissement d’une trajectoire déterminée par les coordonnées habituelles, et celles-ci sont conforment à la loi de l’existence. Existence cosmique ou existence humaine. La loi est la même. Je n’en considère pas moins le fait de vivre comme plus étonnant et réjouissant prodige, mais plus étonnant et plus réjouissant est celui ou celle qui consiste à m’étonner et à me réjouir.
Car enfin, si je n’existais pas…
Je m’étonne et me réjouis malgré l’extrême, l’inouïe absurdité suivant laquelle tout est continuité. Mais cette absurdité, qui l’a inventée, si ce n’est nous-même, en fabriquant de toute pièce une intelligence du Monde, une raison supérieure, une perfection dont la réalisation ne se présente nulle part ? Si nous n’avions pas inventé ces slogans absolus, nous n’aurions pas à constater l’absurdité absolue du Monde – notre propre absurdité, puisque nous faisons partie du Monde, même lorsque par notre volonté nous nous dressons contre lui et prétendons le réformer en suivant les pseudo-règles de l’intelligence, de la raison et de la perfection.
Nous faisons partie de ce Monde-là, et nous sommes aussi les seuls à vouloir le modifier, le refaire en bien. Mais qu’espérons-nous ? Comment pouvons-nous réparer la fameuse absurdité si nous sommes les premiers à nous dégrader; à mourir, sur tous les plans et dans tous les domaines ? Il y a quelque chose qui ne cloche pas dans notre prétention à la raison, à la perfection absolues, c’est moins qu’on en puisse dire. Le vice est dedans et nous ne le connaissons pas. Il est dans notre condition même, laquelle est condamnée à vouloir se dépasser. Étranges chutes, étrange fin. Nous ne pouvons pas ne pas vouloir nous dépasser, et nous dépassant, c’est-à-dire nous condamnant à la disparition, nous obéissons à la loi que nous avons voulu abolir. Nous mourons tous !
J’élargis le champ du miroir, alors que je n’avais pour but que d’examiner avec du recul le bouillonnement progressif de l’Art affirmant son continuel renouvellement. Eh bien ! L’Art, ce phénomène, rentre dans la foule des autres phénomènes. Je n’ai fait que le constater. Je suis heureux, parce que je sais conserver mes souvenirs, sais encore les manipuler à ma façon et retrouver l’illusion de m’en servir. Je me reconnais moi-même. Je suis ce que je dis que je suis. Je n’ai pas à me justifier à personne. Oui Monsieur, je suis un être très jeune, je suis haïtien. Et alors ? Je suis haïtien, et cent pour cent des gens qui m’ont élevé le sont. Je le suis depuis mon enfance jusqu’à aujourd’hui. Dans mon sang je le suis plus qu’autre chose, parce que mes souvenirs le sont, mes valeurs le sont, mes repères aussi le sont. À ma connaissance Michaelle Jean n’a jamais cessé d’être haïtienne, et je définis moi-même mon identité. Je n’ai pas à voir l’accord de personne sur qui je suis. J’ai besoin que l’on cesse de rire de la couleur de mon nom, notre identité, notre langage et notre culture. C’est la moindre des choses que je puisse demander. Partout dans le monde, dans les pays que l’intelligence, la perfection ou la raison ont soi-disant envahi progressivement, nous Hommes qu’on croyait inférieurs avons encore de vraies clés et savons nous en servir, point extrême d’un cycle de vie universelle, à présent dégradé.
Un nouveau cycle a commencé et s’est emparé du monde, faisant table rase de toutes les merveilles. Loin de l’enfance, on sent la différence. Malgré musées et parcs nationaux, celle-ci disparaîtra. Tous les éléments sont domptés, et l’homme refera l’homme. Mais la loi restera la même. Et quand l’homme sera mort d’être homme, le rétroviseur aura une drôle d’histoire à raconter. En attendant, les petits problèmes intergénérationnels de l’Art avec ses anciennes clés perdues… Mais n’exagérons pas. La question de l’Art n’est qu’une petite question qui a toujours trouvé son maître dans n’importe quel climat métaphysique ou sociologique. Ne cherchons pas à savoir ce qui adviendra un jour. Le jeu est vain. Ces maîtres de scènes sont des tout-puissants qui ne souhaitent pas qu’un jour que les pontes fassent sauter. Ainsi en est-il de l’Art comme de l’amour.
Mais il faut en finir. Dis donc pour ma part, moi qui n’ai plus à ma disposition qu’un présent en location meublée, je puis prendre ce qui m’est offert en partage avec un certain désintéressement, que d’aucuns qualifieront de pessimisme optimiste, à moins que l’ordre des termes soit interverti. Ce Monde actuel n’est plus comme avant pour l’éternité. On le fait à terme, au jour le jour, gratte-ciel par gratte-ciel, tableau par tableau, morceau de musique par morceau de musique. Changement d’appartement à chaque saison. Changement d’amour, changement de coeur et de cervelle, avec arsenal pharmaceutique de tranquillisants par-dessus le marché. La terre est nouée de frisson, rétrécie comme une vieille orange sans jus. Temps à… Mais ici, prudence, on ne touche pas au temps qui passe comme au reste.
Je me souviens il y a pas longtemps, je dirais même autrefois, il y avait de belles ruines à se mettre sous la dent. Belles, belles, belles… les ruines étaient belles. Les choses rajeunissaient en vous donnant de l’appétit pour les manger. Le temps était Jacques-Stéphen Alexis. Aujourd’hui en est-il de même ? Le ciment armé, les horribles blocs de ciment et de ferraille, la matière plastique, les insanités à l’eau de javel, les fausses choses ont mauvaise vieillesse, et quand on pense qu’elles tiennent cela d’un homme, on n’est pas fier. Il faut s’y faire, il faut là aussi découvrir les sources d’une nouvelle poésie, d’un nouvel art. Le champ est vaste !
J’ai l’impression que dans le monde de l’art, tel qu’il est sous nos yeux et tel que j’espère contribué à le faire connaître, tout n’est plus qu’une dislocation avant la lettre, un grand marché aux puces où rien ne distingue le vrai du faux, le vieux du neuf, où tout est pourtant à notre disposition pour des plaisirs nouveaux. Et je veux bien confier au passeur de mémoires qu’après tout j’ai trop longtemps espéré avec des rêves en poche et je veux me sentir enfin chez moi, malgré ruines authentiques, poussières véritables et vieilles nippes devenues froufrou de luxe, je peux bien m’assumer au Monde et faire preuve d’Homme, parce qu’au marché aux puces de la sagesse, j’ai trouvé un trousseau de clés rouillés et ayant servi à ouvrir je ne sais quel coffre-fort. Et à presque un quart de siècle, je me sens déjà assez vieux pour savoir qu’est-ce que ça fait, une clé ouvrant un coffre rouillé, c’est l’univers entier qui est à moi.
Thélyson Orélien
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