De toutes parts, résonne un son de cloche. Un son de cloche dont il m’est pénible de me faire ici l’écho, ayant toujours beaucoup aimé, et aimant encore les plaisirs que cette cloche condamne. À chaque instant, j’entends dire autour de moi : « Je ne lis plus de poésie. »
Répété par tant de bouches dignes de considération, cela finit par impressionner fâcheusement des poètes de mon espèce, qui ne poursuivent guère dans la force des mots que leur agrément. Et voilà que maintenant mon ami, le libraire de la Côte-des-Neiges, me confirme cette triste réalité : « Faut-il donc se résigner à ne vendre que de rares recueils de poésie ? » me dit-il avec amertume. « Les gens ne lisent plus de poésie. » Je m’efforce de le rassurer, car si j’interroge, si je pousse davantage ceux qui prononcent cette condamnation, j’apprends qu’ils ne délaissent pas la beauté, les images et le pouvoir incantatoire des mots pour se jeter dans les voyages, les émotions et les imaginations.
Je n’ai pas manqué de demander en chemin ce qu’ils recherchent dans leurs lectures – d’un usage plus relevé, sans doute, plus sérieux – et j’ai été surpris d’apprendre qu’ils n’aspirent qu’à satisfaire le goût de l’aventure et du dépaysement qu’offre totalement la poésie, la vraie, la bonne, en somme brimée par la vie courante dont la satisfaction faisait jusque-là le principal attrait. Nos contemporains sont donc réduits à chercher séparément dans trois genres différents ce que la poésie avait pour objet essentiel de leur fournir dans le même ouvrage et qui constituait proprement le message poétique. Cette constatation, je l’avoue, ne m’a pas rassuré sur moi-même, car il est toujours pénible de se croire une exception, mais elle m’a apporté un brin de consolation en ce qui concerne certaines poésies d’hier.
Il est clair que sous quelques prétextes d’esthétique ou de style, la poésie est devenue, à quelques exceptions près, la proie de certains discoureurs ou de néophytes. Mais attention ! Il ne faut surtout pas confondre un jeune avec un néophyte, car, comme le dit Picasso, on met longtemps pour devenir jeune. Cela tient peut-être à ce qui est aussi le domaine quasi exclusif de ceux qui tendent à tout ramener à une forme qui leur est plus naturellement propre qu’à celle d’une méthode établie. On comprend que le public s’en détourne et refuse d’entrer dans un jeu qui n’est pas le sien et qui n’a plus rien de commun avec l’aventure qu’il recherche. Il se jette vers d’autres livres ou d’autres genres littéraires qui, malgré les étiquettes, parlent davantage à son imagination et à son cœur.
La vie moderne est pleine de discours, notre temps quotidien en est de plus en plus encombré. Les ateliers, les bureaux, les boutiques, les rues sont remplis de beaux raisonneurs qui ont chacun leur explication de la crise, leur plan de réforme, leurs vues générales et définitives sur le monde. C’est une conséquence inévitable des régimes en place. Mais qu’au moins ceux et celles qui ont pris la charge de nous amuser ne nous entraînent pas dans les mêmes errements et ne viennent pas nous accabler de leur rhétorique quand il nous faudrait des émotions. Dans une de mes discussions toujours fructueuses et approfondies avec des lecteurs de La Parole En Îles-Monde, une lectrice m’a dit ceci : « Je ne suis pas poète, mais je pense que si j’en étais une, la poésie aurait pour moi plusieurs utilités : Tout d’abord, probablement comme dans tout type d’art, il y a dans un poème le moyen de faire passer un message, qu’il soit présenté sous la forme d’une métaphore, qu’il soit engagé ou non. Cela peut être également une invitation au voyage, qui nous emmène dans un ailleurs inexploré. Je trouve personnellement que la poésie sert principalement à procurer et transmettre des émotions au lecteur ». Oui, Amélie, tu as tout à fait raison, l’une des principales missions de la poésie est de transmettre des émotions.
Il y a là, proprement, la difficulté et le secret peut-être de ce que certains appellent la défaillance de la poésie moderne. On dirait parfois que la poésie est faite pour les poètes, et à chaque fois que je rencontre une personne lisant ou achetant un recueil de poésie à la librairie de mon ami, je me dis : voici un poète. Cette poésie est là pour faire sentir et ramener des émotions. Aimant encore beaucoup les émotions fortes, il faut continuer de se rencontrer dans les cafés littéraires, les marchés de poésie, les nuits de poésie, les cabarets littéraires et les marathons de lecture pour ramener le chant qui peut narguer le son de cloche, ayant pour but de tout monopoliser. J’ai le désir de revoir un autre Tranströmer.
Et puisque j’existe, j’ai le droit de penser que la poésie est loin d’avoir pour intention d’enfiler des idées et des raisonnements pour les assembler en un faisceau où seuls les poètes seraient entraînés. Elle répond aussi à des besoins personnels et sociaux de la société actuelle dans laquelle nous vivons, permettant de réfléchir aux thèmes universels. C’est également un moyen de communication et de fraternisation entre les peuples, une arme contre la violence et les guerres. Cocteau disait : « La poésie dévoile, dans toute la force du terme. Elle montre nues, sous une lumière qui secoue la torpeur, les choses surprenantes qui nous environnent et que nos sens enregistraient machinalement. » Et moi, je ne me fatigue pas de répéter : la poésie est parole d’espoir, malgré tout. De tous les avatars que nous traversons durant notre passage terrestre, que restera-t-il sinon ces paroles mille fois enroulées et déroulées, et quelques gestes qui nourriront les légendes ? La poésie peut être aussi ce coquillage où résonne la musique du monde, une épiphanie par essence, le lieu d’une véritable incantation et de charmes, où l’intimité peut devenir cette charnière de l’identité.
J’ai recueilli à ce sujet les confidences d’un de mes amis poètes, un peu plus âgé que nous, qui passe à toute vitesse de la poésie au roman. Avec son talent de jeune romancier, il va probablement réussir brillamment dans le genre romanesque. « Je croise les doigts en son nom et je lui souhaite beaucoup de succès. » J’eus la joie de pouvoir le féliciter pour sa persévérance, car il voyait bien, indépendamment de ses passeurs, où se cachait le lièvre. Ce jeune écrivain, quand il commençait à se sentir le goût des fictions, m’avouait toute la peine qu’il se donnait et sa surprise de trouver plus de rigueur dans les faits que dans les idées, tant de résistance pour assembler et plier à quelque vraisemblance les actions et les sentiments. Ce sont les actions ou les faits d’une vie osée, les sentiments d’une existence étonnante, mais écrits sous une plume qui n’oublie pas sa poésie. Il est toujours bon d’être poète avant de devenir romancier. Mais à ce jeune homme, il reste beaucoup à apprendre.
Dans un livre ancien intitulé Débats, rempli des plus nobles soucis de l’art, et dont je compte recommencer la lecture que je recommande à tous, son auteur Henri Massis, figure majeure de la scène intellectuelle française au commencement du XXe siècle, indique bien la cause de cette désaffection du public pour la poésie face au roman. Il faut bien prévoir que le lecteur s’en écartera aussi longtemps qu’il trouvera cette impression de désert ou de flanc battu, suivant que sa nature est plus sensible au vide qu’il constate ou à l’effort qu’il devine.
Massis, l’inventeur du pathétique des idées et d’un certain romanesque de l’histoire, rappelle dans son ouvrage l’exemple de Barrès et la nécessité de ces hautes préoccupations spirituelles et morales qui ne sont plus de mise aujourd’hui et que nos écrivains semblent avoir perdues. Le vrai, dans les plus grandes comme dans les plus petites choses, me paraît inaccessible, sinon aux poètes dans leurs jeux, aux romanciers dans leurs histoires. Pour moi, je dois avouer que, comme dans la poésie, j’ai trouvé dans le roman et les essais savants quelques-unes des meilleures joies de mon existence, qui ne se plaît pas seulement aux images du passé, du temps où tout ce que nous aimions avait encore de l’importance, où les jours nous paraissaient moins bousculés et où la paix suffisante pour se plaire à ces divertissements de l’esprit était de saison.
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