Il existe des soirs où une ville semble respirer plus fort que d’habitude. Des soirs où le vent qui traverse ses avenues transporte autre chose que le froid de novembre : une sorte de certitude tranquille, presque tendre, que quelque chose s’est déplacé dans l’histoire. Le 13 novembre 2025 est de ceux-là. Montréal n’a pas seulement tenu une élection. Elle a dressé un miroir où des milliers de gens ont vu autre chose qu’une simple transition politique : un passage de témoin entre deux façons d’habiter le Québec, l’une enracinée, l’autre venue de loin, et toutes deux parfaitement légitimes, parfaitement québécoises.
Valérie Plante. Première femme élue mairesse de Montréal. Une pionnière qui a traversé le tumulte municipal en gardant un certain sourire vaguement ironique, comme si elle savait que le leadership féminin n’a jamais été un long fleuve tranquille, surtout dans une métropole où chaque trottoir est un champ de bataille idéologique. Qu’on soit enchanté ou déçu de son bilan n’est pas le sujet : ce qui compte, c’est qu’elle a existé là, à ce poste que l’on disait longtemps réservé à d’autres visages, d’autres voix. Elle a ouvert la porte d’un geste simple : en s’y asseyant. Elle a montré qu’au Québec, on devient la première en acceptant d’essuyer quelques gifles symboliques et de marcher devant quand personne n’avait encore balisé le chemin.
Soraya Martinez Ferrada. Femme. Immigrante. Réfugiée de la dictature de Pinochet, débarquée à huit ans dans un pays dont elle ne maîtrisait ni la langue, ni le climat, ni les codes. Son seul bagage solide : une famille fuyant la peur et cherchant un endroit où respirer sans rappeler la dictature. Montréal fut cet endroit. Le Québec fut ce refuge. Et ce soir-là, cette enfant d’hier lève la main pour prêter serment comme mairesse de la plus grande ville francophone d’Amérique. Il y a dans ce geste une douceur et une audace qui dépassent les clivages : le Québec a permis cela. Montréal a permis cela. La société québécoise, parfois caricaturée comme hésitante, a fait exactement l’inverse : elle a tendu la main, elle a laissé quelqu’un venir de loin et s’enraciner au point d’en devenir un symbole.
La photo des deux femmes côte à côte, l’une quittant, l’autre entrant, n’est pas seulement belle : elle est québécoise dans sa meilleure version. Elle raconte un peuple qui a fait de l’accueil un art discret. Le Québec n’est pas un pays de slogans. Il préfère les gestes. Il préfère les preuves. Et des preuves, il en a donné à répétition, parfois sans même se féliciter.
Le Québec a accueilli des Vietnamiens fuyant les boat-people, des Chiliens fuyant Pinochet, des Haïtiens fuyant la dictature, des Libanais fuyant la guerre civile, des Congolais cherchant à reconstruire une vie, des Ukrainiens fuyant les bombes. Et dans chacune de ces vagues, sans grande tape dans le dos, sans se vanter dans les journaux, la société québécoise a naturalisé, intégré, formé, scolarisé, soigné, protégé. Elle a laissé des gens devenir médecins, enseignants, humoristes, ingénieurs, infirmières, écrivains, ministres, maires. Elle a laissé des familles ouvrir des restaurants, des commerces, des studios de danse, des petites manufactures qui sentent encore le tissu chaud. Le Québec, sans toujours le dire, aime les gens ambitieux. Il aime ceux qui arrivent avec un accent et un projet sous le bras. Il reconnaît l’effort. Il reconnaît la volonté. Quelque part, cela lui ressemble.
On entend parfois que le Québec serait réservé, prudent, voire un peu sur la retenue. Mais ceux qui le disent connaissent mal les cuisines des écoles primaires où des enfants d’origine haïtienne, marocaine, française, algérienne, mexicaine, québécoise de souche et québécoise de fraîche date mangent ensemble en se disputant pour des frites. Ils connaissent mal les salons de coiffure antillais de Montréal-Nord où des clientes pure laine viennent se faire tresser depuis vingt ans. Ils connaissent mal les épiceries arabes d’Ahuntsic où on entend un français impeccable, appris à force de vouloir appartenir. Ils connaissent mal la bibliothèque du Mile-End où des adolescents venus de cinq continents étudient en silence, avec un sérieux qu’on ne félicite pas assez. Ils connaissent mal les milliers de couples mixtes qui peuplent le Québec, qui élèvent des enfants qui se disent d’ici sans hésiter une seconde.
Le Québec n’est pas multiculturaliste au sens du “chacun pour soi”, où chaque communauté déguste son plat à part. Le Québec préfère l’assiette commune : on partage la même table, la même langue, la même manière d’être ensemble — et chacun y apporte sa touche sans changer le goût du pays. Tout le monde mange avec le même couvert, mais chacun apporte un ingrédient. Cela donne parfois un mélange étonnant, mais toujours reconnaissable. Le Québec, c’est une maison à la charpente solide où l’on peut changer le décor sans toucher aux fondations. La langue française fait office de cuisine centrale. On y entre par la voix. Une fois qu’on parle comme les autres avec un « bonjour », un « bon matin », un tabarnak occasionnel, on fait partie de la famille.
Et Montréal, cette ville parfois mal comprise, est le laboratoire vivant de cette inclusion. Elle accueille, digère, remodèle, puis offre au reste du Québec une version améliorée de lui-même. Ce soir, Montréal prouve qu’elle sait faire confiance. À une femme née ici, à une autre née ailleurs. À une pionnière, à une héritière. À deux histoires différentes qui racontent pourtant le même pays.
Voir Valérie Plante tendre la main à Soraya Martinez Ferrada, ce n’est pas assister à un passage administratif. C’est voir un geste profondément québécois : celui de croire que quelqu’un d’autre peut faire mieux, ou autrement, et que ce « autrement » a sa place. C’est voir un peuple capable d’accueillir l’ailleurs sans perdre l’ici.
Dans une époque où l’on parle de frontières, de quotas, de seuils, de chiffres, Montréal apporte une réponse plus simple, plus humaine : ici, ce qui compte, c’est ce que tu fais une fois que tu es arrivé. Et trop souvent, ceux qui viennent de loin donnent au Québec plus qu’ils n’ont reçu. Ils travaillent, ils étudient, ils élèvent, ils soignent, ils créent. Ils deviennent des Québécois de plein droit, avec toute la fierté que cela suppose.
Ce soir-là, Montréal ne choisit pas entre deux femmes. Elle choisit de dire au monde : regardez ce que nous sommes encore capables de devenir. Et cela, pour un peuple qui doute parfois de lui-même, est déjà un miracle tranquille.
Le Québec, ce soir, n’a pas fermé sa porte. Il l’a simplement tenue ouverte assez longtemps pour que deux femmes y passent — l’une qui part, l’autre qui entre — et que chacun voie à quel point cette ouverture est profonde, sincère et résolument québécoise.


