Lorsque j’ouvris pour la première fois les pages de Rapatriement, le premier roman d’Ève Guerra, couronné par le prestigieux Prix Goncourt du premier roman 2024 et Prix Transfuge du meilleur roman français, je ne m’attendais pas à la profondeur des émotions et à la richesse narrative qui allaient m’assaillir. Publié chez Grasset en janvier 2024, ce récit de 216 pages est un véritable tour de force littéraire, oscillant entre mémoire et présent, tendresse et rage, fiction et réalité. À travers les yeux d’Annabella Morelli, Guerra nous plonge dans un océan de sentiments complexes, où chaque vague de souvenirs enfouis éclabousse le rivage de sa conscience ébranlée.
Annabella Morelli, âgée de vingt-trois ans, vit dans le Vieux Lyon, bien loin de son lieu de naissance, le Congo-Brazzaville. Cette étudiante en lettres, passionnée et rêveuse, aspire à une carrière de poétesse. Annabella voit son monde basculer lorsqu’elle apprend la mort accidentelle de son père, un mécanicien franco-italien, aventurier sur un chantier au Cameroun, éxilé en Afrique. Ce décès, survenu dans des circonstances troubles, lors d’un accident du travail, exige le rapatriement du corps pour lui offrir une sépulture digne dans sa terre natale en Charente-Maritime. Mais l’argent manque à Annabella. Cette situation la place dans une position comparable à celle d’Antigone, contraignant le roman à explorer des lignes de fuite inattendues. La quête de vérité et de justice devient alors un défi monumental, amplifiant le choc de la mort et du deuil.
Le style d’Ève Guerra est une révélation en soi. L’écriture se fait le miroir du chaos intérieur d’Annabella, où chaque phrase semble tissée de fils de douleur et de beauté. La narration, empreinte de poésie, évoque à la fois le désarroi et la résilience, capturant avec une précision chirurgicale les nuances des émotions humaines. Dès les premières lignes, le lecteur est happé par une prose dense et lyrique, où les mots s’entrelacent pour former un tableau vivant de sensations et de souvenirs.
Il est mort ce jour-là, quand la lumière dans le jardin traversait la baie vitrée. C’était le jour dans le soleil et mes mains sur les dictionnaires, qui tournent les pages comme le paysage, sortent d’une pièce pour rejoindre l’autre, la salle de concours à l’étage et l’espace des lettres. Mes mains passent l’escalier et les rangées de chaises, un deux trois quatre livres plein les bras, et le bruit des portes que je pousse avec le dos, les portes qui claquent comme les couvertures et les livres jetés sur la table. Il est mort dans l’arrondi d’un crayon qui casse, avec la sorcellerie des mots pour rivale : je me souviens.
Ce passage, parmi tant d’autres, résume parfaitement l’essence du roman : une exploration poignante de la mémoire et du deuil, où chaque mot résonne comme une note de musique, créant une mélodie à la fois douce et déchirante. Annabella, à travers ses souvenirs d’enfance en Afrique, se souvient des odeurs de karité, des danses endiablées et des éclats de rire, mais aussi de la rage de son père et du départ de sa mère, une villageoise congolaise devenue mère trop jeune. Un Noël, lorsque Annabella avait sept ans, la fureur paternelle explosa, entraînant la fuite de sa mère. Ce contraste entre joie et souffrance est au cœur de Rapatriement, où le passé et le présent se confondent dans une danse mélancolique et cathartique.
Le livre marque également une avancée notable en matière de structure narrative et de dialogues, proposant une innovation formelle qui le distingue nettement. Cette œuvre n’est pas de celles que l’on aborde à la légère ; elle demande une attention soutenue et ne ménage pas son lecteur. C’est une véritable expérience littéraire, une immersion totale dans l’art du récit.
Le roman se distingue par ses contrastes saisissants. C’est un récit du choc, non seulement celui de la mort et du deuil, mais aussi celui des violences verbales et corporelles qui ont marqué la vie d’Annabella. Le texte explore aussi la distance, qu’elle soit géographique, corporelle ou affective. L’auteur crée un roman qui oscille entre les souvenirs, les secrets et les ombres d’où surgissent des figures aussi variées que des anges, des serpents, et quelques fantômes. Ce parcours à travers la France et l’Afrique, du Vieux-Lyon à Saint-Palais-sur-Mer, en passant par le Congo-Brazzaville, le Gabon et le Cameroun, trace les empreintes d’un père expatrié, d’une mère africaine, et d’une enfant métisse qui ressemble à son autrice.
L’une des forces majeures du roman réside dans la construction des personnages. Annabella, malgré ses failles et ses doutes, est une héroïne profondément attachante, dont le parcours initiatique vers l’acceptation et la résilience est décrit avec une sensibilité rare. Sa relation avec son père, complexe et tumultueuse, est au centre de l’intrigue, dévoilant au fil des pages une multitude de couches de significations et d’interprétations. La figure paternelle, tour à tour aimante et destructrice, est dépeinte avec une ambivalence qui reflète les contradictions inhérentes à l’amour filial.
“J’ai tiré le billet de dix. Un homme me regardait. J’ai fait signe que tout irait bien et empoigné la porte du bar-tabac place Jean-Macé. On ne voyait plus les clients dehors, on apercevait les silhouettes, la caisse grise. J’ai donné le billet et pris le ticket, demandé à charger la batterie un instant.”
En outre, Guerra aborde avec une finesse remarquable les thèmes de l’identité et de l’exil. Annabella, née au Congo-Brazzaville mais vivant en France, incarne cette dualité culturelle et émotionnelle, naviguant entre deux mondes et deux réalités. La question du rapatriement du corps de son père devient ainsi une métaphore puissante de sa propre quête identitaire, symbolisant son désir de réconciliation avec son passé et ses origines. Ce voyage introspectif est magnifiquement illustré par la prose évocatrice de l’auteure, qui parvient à capturer l’essence de l’Afrique et de la France avec une égalité de talent et de passion.
Le roman ne se contente pas de raconter une histoire ; il nous invite à ressentir, à réfléchir, à nous interroger sur notre propre rapport à la famille, à la mémoire, et à la mort. Les descriptions sont d’une précision presque cinématographique, nous transportant dans les rues animées de Lyon, les paysages luxuriants du Congo, ou encore les intérieurs chargés de souvenirs de l’enfance d’Annabella. Cette attention aux détails, combinée à une narration immersive, crée une expérience de lecture profondément immersive et émotionnelle.
“La place Saint-Jean et son peuple de visiteurs patients et lents, qui tournent autour. C’était le soir et la nuit épaisse. La foule à l’entrée des bars, leurs dos affalés sur les chaises et mon corps qui tombe.”
Ève Guerra réussit également à aborder des sujets universels avec une originalité rafraîchissante. Le deuil, thème central du roman, est traité avec une honnêteté brutale mais nécessaire, révélant les différentes phases de la perte et de la reconstruction. L’écriture, à la fois fluide et intense, nous fait ressentir la douleur d’Annabella comme si elle était nôtre, chaque mot résonnant comme un écho de nos propres expériences de perte et de chagrin. Ce pouvoir d’évocation est sans doute l’une des marques de fabrique de l’auteure, dont la plume délicate et incisive laisse une empreinte indélébile sur le cœur du lecteur.
Rapatriement est bien plus qu’un simple roman ; c’est une œuvre d’art littéraire qui explore avec profondeur et délicatesse les thèmes de la mémoire, de l’identité, et du deuil. Ève Guerra, avec ce premier opus, signe la naissance d’une voix unique et puissante dans le paysage littéraire contemporain. Son écriture, à la fois poétique et percutante, nous offre un voyage intérieur d’une rare intensité, où chaque page est une invitation à la réflexion et à l’émotion. Annabella Morelli, avec ses contradictions et ses faiblesses, devient une héroïne inoubliable, dont le parcours résonne longtemps après la dernière page tournée.
Rapatriement est un livre à savourer lentement, comme un bon vin, chaque chapitre dévoilant de nouvelles nuances et de nouvelles saveurs. C’est une œuvre qui mérite d’être lue et relue, chaque lecture apportant son lot de découvertes et de réflexions. Avec ce premier roman magistral, Ève Guerra s’impose comme une auteure incontournable, capable de capturer l’essence même de l’âme humaine avec une justesse et une sensibilité rares. Un véritable chef-d’œuvre littéraire qui restera gravé dans les mémoires, longtemps après que les mots se soient tus.
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