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Lyonel Trouillot, figure éminente de la littérature haïtienne, nous invite à plonger, avec Kannjawou, publié chez Actes Sud en 2016, dans un Haïti désillusionné, où l’occupation et l’exclusion laissent des traces indélébiles. Par le biais d’une prose à la fois tranchante et poétique, il dépeint les existences brisées des habitants de la rue de l’Enterrement.

Ce récit capture la déchéance sociale et l’érosion des espoirs dans un pays assiégé par des forces étrangères et les institutions internationales. L’impact historique de ces occupations militaro-humanitaires, telles que l’occupation américaine de 1915 à 1934 et les interventions des ONG après le tremblement de terre de 2010, joue un rôle crucial dans la formation de ce paysage désabusé, affectant profondément la société haïtienne et ses dynamiques internes.

Le décor principal, de la rue de l’Enterrement, non loin du grand cimetière, se dresse en tant que microcosme de la société haïtienne, un lieu où les vivants cohabitent avec les morts, symbolisant l’étendue des désillusions et du cloisonnement social. Ce quartier, imprégné de misère et de résignation, devient le théâtre des histoires des personnages qui l’habitent. Chaque personnage est une représentation vivante des luttes individuelles et collectives, où le passé et le présent s’entremêlent pour former un tableau complexe et tragique de la condition humaine.

L’anthropologie du désenchantement

Le personnage du « petit scribe », par exemple, est observateur mais aussi acteur de cette réalité cruelle. Sa relation avec Man Jeanne, la doyenne du quartier, révèle une dimension affective et éducative qui enrichit le portrait du voisinage. Une analyse plus approfondie des interactions entre ces personnages, comme le soutien émotionnel entre le scribe et Man Jeanne, offrirait une meilleure compréhension de la quête de dignité et des frustrations des personnages.

« Nous (le narrateur et son frère Popol), de la bande des cinq, nous avons quand même eu la chance de découvrir très tôt le pouvoir du langage. Nous sommes tombés tôt sur les mots. Tous les gars et les filles des rues comme la rue de l’Enterrement, n’ont pas vécu cette expérience. »

« Tous ces mots qui sont devenus notre passeport, tous ces mots qui ont fait de nous les ayants droit culturels de notre quartier, nous n’avons pas encore appris à en faire bon usage. Pour nous. Pour les petits gars de la rue de l’Enterrement. »

Le narrateur, surnommé le « petit scribe », se positionne en observateur, notant les déboires de ses voisins, tout en étant lui-même acteur de cette réalité cruelle. Encouragé par Man Jeanne, il documente la colère, les petites joies, et surtout les douleurs d’une communauté étouffée par l’occupation.

Poétique de la parole résistante

Man Jeanne, figure mémorielle du secteur, incarne la résilience et la sagesse populaire. Sa maison devient un sanctuaire, un refuge où les enfants de la zone trouvent non seulement un abri physique mais aussi une source d’inspiration et de réconfort. Trouillot peint cette figure avec une tendresse poignante au tout début du récit :

« C’est en suivant ses lignes de faille, quand on préfère aux choses l’apparence des choses, qu’on se trompe d’itinéraire et devient le clown de soi-même. »

Il est crucial de ne pas reproduire trop de contenu directement du livre, mais un passage d’une grande profondeur, qui résonne intensément, mérite d’être partagé :

« Les enfants sont capables d’étranges analogies, et malheur à qui prétend savoir où les attendre. Un enfant, c’est jamais une horloge arrêtée, sauf lorsque le malheur les a frappés trop fort pour qu’ils n’osent plus bouger. Les enfants, ils voyagent tout le temps, montent au ciel, descendent vers les fonds de mer, dansent avec couleurs, les mots, marient les vivants et les morts, les jeunes et les vieux, remplacent le réel par le rêve […]. Ils te surprennent, t’expliquent que toutes ces histoire d’esprits bienfaiteurs, de bonhomme de neige, de poupées blanches, de poissons-fées qui vivent dans la mer, c’est des choses qu’on met dans les lires illustrés de gentils dessins pour nous faire oublier combien le pain est sec les soirs où y a pas du pain. Les enfants, ils te bougent tout le temps, t’entraînent où tu ne veux pas aller, vident tes boites de Pandore, percent tes vieux secrets, t’enlèvent ton masque, te révèlent à tes simulacres au moment où tu t’y attends le moins, voient la corde invisible entre l’homme qui marche devant et la femme qui marche derrière, et les luttes de pouvoir derrière les belles paroles. »

Autour du narrateur gravite une galerie de personnages, chacun portant le poids de ses propres luttes et aspirations avortées. Parmi eux, on trouve Sophonie, une jeune serveuse travaillant au Kannjawou, bar emblématique de la rue de l’Enterrement. Avec elle, Wodné, Joëlle et Popol composent un groupe soudé par une amitié qui résiste à la précarité. Les personnages de « la petite brune » et du « petit professeur », avec sa passion pour la littérature et sa position sociale légèrement supérieure, ajoute une dimension réflexive et critique à ce tableau, interrogeant les parcours et les destins brisés par l’occupation.

Une analyse plus approfondie des interactions entre ces personnages et leur environnement enrichirait notre compréhension des thèmes du roman. Par exemple, les échanges entre le petit professeur et le petit scribe pourraient éclairer les tensions entre les aspirations intellectuelles et les réalités brutales du quotidien.

Dialectique de l’aspiration et de la chute

Le pouvoir des mots, omniprésent dans ce roman, apparaît comme une arme à double tranchant. Pour le narrateur et ses amis, les mots offrent un refuge, un moyen d’interroger et de défier le monde qui les entoure. Toutefois, cette même force littéraire met en lumière leur incapacité à provoquer un changement tangible. Par exemple, le narrateur, malgré sa capacité à capturer les souffrances de son quartier, reste impuissant face aux structures oppressives qui maintiennent son peuple en servitude. L’ironie et la profondeur de cette observation se dévoilent dans les réflexions du narrateur :

« Wodné a vite compris l’usage du tapage. Commence par aboyer, tu finiras leader. »

« Quel chemin de misère et de nécessité a emprunté un garçon né dans un village du Sri Lanka ou dans un bidonville de Montevideo pour se retrouver ici, dans une île de la Caraïbe, à tirer sur des étudiants, détrousser les paysannes, obéir aux ordres d’un commandant qui ne parle pas forcément la même langue que lui ? »

Le Kannjawou, bar fréquenté par les élites et les expatriés, devient le symbole de cette dichotomie, un lieu inaccessible pour les habitants de la rue de l’Enterrement, où les espoirs et les aspirations se heurtent à un mur d’invisibilité et de rejet. Le nom même du bar, détourné pour signifier une fête que les pauvres ne peuvent que rêver, incarne cette fracture sociale. Les chapitres du roman, courts et incisifs, se lisent comme des chroniques, chacun ajoutant une couche de profondeur à la trame narrative.

L’impossible représentation du réel

L’alternance entre les scènes de la vie quotidienne et les réflexions philosophiques du narrateur crée un rythme envoûtant, capturant l’essence des émotions et des pensées des personnages. Une analyse plus détaillée des thèmes majeurs, tels que la fracture sociale, la violence et la quête de dignité, permettrait de mieux comprendre la portée du récit. Par exemple, les scènes de rassemblements sociaux au Kannjawou pourraient être comparées aux scènes de misère dans la rue de l’Enterrement pour souligner l’ironie de la situation.

Cependant, malgré la force indéniable des thèmes abordés et la richesse stylistique de l’œuvre, Kannjawou ne se dérobe pas à certaines longueurs qui peuvent alourdir le rythme de la lecture. La prose, si dense et introspective, parfois se perd dans une surabondance de détails quotidiens, comme une toile où chaque coup de pinceau, bien qu’admirablement exécuté, peut noyer le spectateur sous le poids de son exactitude minutieuse. Les scènes du roman, pourtant vibrantes de vie et d’émotion, voient leur intensité diluée par cette insistance narrative, où chaque geste, chaque pensée, semble figé dans le temps, laissant le lecteur suspendu entre l’écho des pas perdus et la contemplation des itinéraires incertains.

Itinéraires du labyrinthe méta-narratif

Par exemple, dans ce passage :

“Je sais exactement le nombre de pas entre le bord du trottoir devant la maison de man Jeanne et l’entrée principale du grand cimetière, entre le grand cimetière et la faculté de linguistique, entre la faculté de linguistique et la succursale de la banque commerciale où des militaires étrangers en uniforme entrent parfois avec leurs armes, entre la succursale de la banque commerciale et mon bord de trottoir. Je sais aussi que, depuis l’enfance, tous mes pas me ramènent au bord du trottoir, devant la maison de man Jeanne.”

La répétition des itinéraires, si elle ancre le récit dans une réalité tangible, peut aussi donner l’impression de tourner en rond, alourdissant le flot narratif. De plus, la complexité des relations entre les personnages et leur environnement, bien qu’elle confère une profondeur certaine au récit, instaure aussi une distance subtile mais réelle entre le texte et son lecteur, rendant certains passages moins accessibles, presque opaques, dans leur méditation silencieuse. En s’efforçant de couvrir une vaste palette de sujets et d’émotions, le roman flirte parfois avec la fragmentation narrative, égarant ainsi ceux qui recherchent une progression dramatique plus linéaire. Cette densité thématique, si elle peut être saluée pour sa richesse, se révèle aussi être une arme à double tranchant, où la magnificence du tableau se heurte à l’impatience du lecteur, en quête d’une trame plus directe, d’un cheminement plus clair dans ce labyrinthe littéraire.

Topos du cimetière : entre vie et mort

L’un des moments les plus poignants du roman est la description du vieux cimetière, qui devient un personnage à part entière, vivant et vibrant des histoires des morts et des vivants. Ce lieu, où les cortèges funéraires côtoient les pilleurs de tombes, reflète l’absurdité et la cruauté de la condition humaine sous occupation. Les descriptions du narrateur, mêlant réalité brute et métaphores poétiques, rendent ce décor à la fois tangible et mythique :

« Le cimetière a deux vies. Une, de jour. Officielle. Avec les cortèges. Les chagrins exposés à la clameur publique. Les prises de parole des personnes autorisées. Les consignes sur les normes, les placements et les emplacements. Les fanfares… »

La résilience Trouillotienne : violence, dignité et espoir

Kannjawou par Lyonel Trouillot, éditions Actes Sud, 208 pages – ISBN : 978-2-330-05875-3

La violence, omniprésente dans le roman, n’est pas seulement physique mais aussi psychologique. Elle se manifeste à travers les interactions quotidiennes, les humiliations subies, et les rêves brisés. Les personnages, malgré leur résilience, sont marqués par une fatigue existentielle, une lassitude qui transcende les générations. Les jeunes, comme le narrateur et ses amis, sont en quête de dignité et d’avenir, mais se retrouvent souvent face à des murs infranchissables, symboles d’une société figée dans l’injustice et l’iniquité.

Une exploration plus poussée de l’impact émotionnel du livre sur le lecteur pourrait enrichir cette analyse, en montrant comment Trouillot parvient à susciter une réponse émotionnelle forte et comment cela influence la perception du roman. Par exemple, une étude des réactions des lecteurs face aux moments de désespoir des personnages pourrait révéler comment la narration touche à des aspects universels de la nature humaine.

« Tu sais comment on devient un militant? Faut commencer par être humain. Et un humain, ça parle des autres en s’excusant. »

Trouillot, avec Kannjawou, ne se contente pas de dépeindre la misère; il explore également les ressources de l’esprit humain pour résister et survivre. La littérature, la poésie, et la parole deviennent des actes de résistance, des moyens de préserver une part de soi face à l’effondrement. Le roman se termine sur une note d’espoir, aussi ténue soit-elle, suggérant que malgré l’adversité, la quête de justice et de dignité peut encore inspirer et motiver. Cette lueur d’espoir, bien que fragile, offre une perspective sur la capacité humaine à transcender la souffrance et à chercher la rédemption même dans les moments les plus sombres.

Kannjawou est une œuvre magistrale où l’écriture riche et évocatrice de Lyonel Trouillot nous plonge dans les réalités complexes d’un Haïti occupé. Par son exploration des luttes individuelles et collectives, il nous rappelle avec force l’importance de la mémoire, de la dignité et de la justice. Ce roman résonne comme un cri du cœur, une invitation à ne jamais cesser de questionner et de résister. Trouillot parvient à capter l’essence de la condition humaine, offrant un miroir poignant sur les défis et les espoirs d’un peuple en quête de renouveau.

Auteur

Thélyson Orélien

Passionné par l'écriture, j'explore à travers ce blog divers sujets allant des chroniques et réflexions aux fictions et essais. Mon objectif est de partager des perspectives nouvelles, d'analyser des enjeux contemporains et de stimuler la pensée critique.
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