Un soir d’été à Port-au-Prince
Il y a de cela plusieurs années, lors d’un été étouffant à Port-au-Prince, je me trouvais assis à l’ombre d’un amandier dans la cour arrière d’une maison vétuste, en compagnie de vieux amis. Nous étions là, tous rescapés d’une époque que le temps semblait vouloir effacer, mais dont les cicatrices demeuraient visibles dans nos mémoires et sur les façades des bâtiments alentour. Les rues, les murs, les regards des passants : tout portait les marques d’un passé lourd, marqué par la lutte pour la liberté.
L’un de mes amis, un vieux militant aux cheveux grisonnants, connu pour son franc-parler et ses analyses tranchantes, prit la parole après un long moment de silence. Ses yeux brillaient d’une lueur que je n’avais jamais vue auparavant. Il venait de recevoir une lettre de son fils, étudiant à l’étranger, dans laquelle il lui demandait de lui expliquer la différence entre le nationalisme des puissants et celui des opprimés.
Le nationalisme des oppresseurs : une arrogance voilée de fierté
Mon ami, après avoir aspiré une longue bouffée de son cigare, commença par une histoire que lui avait racontée son propre père. C’était une histoire d’un autre temps, celle de l’occupation américaine d’Haïti. « Les Américains, » disait son père, « étaient venus, non pas pour nous libérer, mais pour nous enchaîner sous le couvert du progrès. » Le nationalisme américain, alors, s’était drapé dans les couleurs de la civilisation, proclamant haut et fort qu’il venait porter la lumière dans l’obscurité, tout en écrasant sous son talon de fer les aspirations d’un peuple à s’autodéterminer.
Ce récit nous ramène aux origines du nationalisme en Europe, à une époque où il se développait comme un sentiment d’appartenance à une communauté nationale. Il n’était alors pas question de conquête ou d’oppression, mais d’émancipation, de libération de l’individu de l’emprise des pouvoirs absolutistes. Ce mouvement, né dans l’effervescence des révolutions du 18ème siècle, portait l’espoir de bâtir une société plus juste, où les droits des peuples seraient enfin reconnus.
Mais au fil du temps, ce noble idéal a été détourné. À la fin du 19ème siècle, un changement s’opère : le nationalisme, autrefois porteur de révolutions, se mue en une force réactionnaire. En France, par exemple, c’est la désillusion de la défaite face à la Prusse qui pousse le nationalisme vers des idéaux plus conservateurs, nourrissant un sentiment de revanche et de supériorité nationale. Ce n’était plus seulement une question de libération, mais de domination.
« Le nationalisme d’un oppresseur, » dit mon ami en s’éclaircissant la voix, « n’est rien de plus qu’une arrogance déguisée en fierté. C’est une force qui se veut supérieure, qui justifie sa domination par un prétendu droit divin ou civilisateur. Ce nationalisme-là, ce n’est pas de l’amour pour sa terre ou son peuple, mais une arme de conquête, une excuse pour envahir, soumettre, et exploiter. »
Il s’arrêta un instant pour souffler la fumée du cigare qui enveloppait nos têtes comme une brume épaisse, puis reprit d’un ton plus sombre. « Ils appellent cela du nationalisme, mais c’est en réalité du chauvinisme, une volonté d’écraser l’autre pour asseoir sa propre supériorité. C’est ce nationalisme-là qui pousse les puissants à brandir leurs drapeaux sur des terres étrangères, à asservir des peuples sous des prétextes fallacieux. »
Ce basculement vers une idéologie d’exclusion et de conquête se fait particulièrement visible au début du 20ème siècle. En Europe et aux États-Unis, ce nationalisme revêt des habits de pouvoir absolu. Les mouvements patriotiques et fascistes s’organisent, prenant parfois le contrôle des gouvernements. Ces mouvements s’appuient sur une rhétorique de grandeur nationale pour justifier des politiques autoritaires et expansionnistes. Dans le cas du Japon, par exemple, cette idéologie nationaliste mène à l’invasion de la Mandchourie dans les années 1930, un acte de violence travesti en acte de protection des intérêts nationaux.
Le nationalisme des opprimés : un cri de liberté
À ce moment-là, le visage de mon ami s’éclaira d’une lumière nouvelle. « Mais le nationalisme d’un peuple opprimé, » poursuivit-il, « ce n’est pas la même chose. C’est un cri de liberté, un souffle de dignité qui s’élève contre l’injustice. C’est le désir ardent de briser les chaînes de l’oppression, de retrouver son identité, de reprendre ce qui a été volé. »
Il se tourna alors vers moi, ses yeux plongés dans les miens, comme pour s’assurer que je comprenais bien. « Le nationalisme des opprimés, c’est un retour aux sources, c’est la réappropriation de sa propre histoire. Ce n’est pas un désir de conquête, mais de libération. Et ceux qui, pour légitimer leur propre impérialisme, dénoncent ce nationalisme comme une forme d’extrémisme, sont les pires des hypocrites. »
Je me souviens de ce moment comme si c’était hier. La passion avec laquelle mon ami parlait résonnait en moi, éveillant une réflexion profonde sur les concepts de nationalisme et de liberté. Ses paroles avaient une résonance particulière, car elles faisaient écho à une vérité que je connaissais depuis longtemps, mais que je n’avais jamais pleinement formulée.
Les dangers de l’hypocrisie : un miroir brisé
Mon ami reprit la parole après une courte pause. « L’hypocrisie, » dit-il en serrant les poings, « est le pire des vices lorsqu’il s’agit de politique. Ceux qui dénoncent le nationalisme des opprimés tout en exaltant leur propre nationalisme impérial sont des tyrans qui refusent de se voir tels qu’ils sont. Ils utilisent les mots comme des armes, détournant leur sens pour légitimer l’injustifiable. »
Il se leva alors de sa chaise, son visage grave, et déclara avec une intensité que je n’avais jamais vue chez lui auparavant : « Ceux qui brandissent le terme ‘nationalisme’ pour accuser les peuples en quête de liberté sont ceux qui, eux-mêmes, ont commis les pires atrocités sous ce même étendard. Ils sont ceux qui, après avoir pillé, réduit en esclavage et détruit, osent encore se présenter comme les champions de la civilisation. »
L’incompatibilité des nationalismes : une leçon de l’Histoire
Alors que le jour déclinait et que l’ombre de l’amandier s’allongeait sur le sol poussiéreux, mon ami conclut son discours par une réflexion qui restera gravée dans mon esprit. « L’histoire nous enseigne, » dit-il, « qu’il n’y a pas d’équivalence entre le nationalisme de l’oppresseur et celui de l’opprimé. L’un cherche à dominer, l’autre à se libérer. Et tant que nous ne ferons pas cette distinction, nous resterons prisonniers des mensonges des puissants. »
Je quittai cette soirée avec une nouvelle compréhension, une clarté renouvelée sur le combat que nous menions. Le nationalisme, comme me l’avait si bien expliqué mon ami, n’était pas un concept homogène. C’était une notion complexe, dont les implications différaient radicalement selon le côté de la barricade où l’on se trouvait.
Ce conflit idéologique a perduré jusqu’à nos jours, prenant des formes nouvelles face aux défis du monde moderne. La mondialisation, en particulier, a profondément transformé le cadre des États-nations, érodant leurs frontières et redéfinissant leurs rôles dans un monde de plus en plus interconnecté. Dans ce contexte, le nationalisme a dû se réinventer, oscillant entre une réaction identitaire et une remise en question du nouvel ordre mondial.
Le nationalisme d’aujourd’hui, souvent associé à une résistance aux forces globalisantes, témoigne de son influence persistante. Des mouvements nationalistes, autrefois relégués aux marges politiques, ont su capitaliser sur les incertitudes économiques et sociales pour revenir au premier plan. Que ce soit en Europe, où des partis d’extrême-droite ont gagné du terrain, ou en Amérique, où l’on observe un repli identitaire, le nationalisme continue de jouer un rôle central dans la dynamique politique contemporaine.
L’écho de l’Histoire
Les paroles de mon ami résonnent encore aujourd’hui, dans un monde où les oppressions prennent des formes nouvelles mais où la lutte pour la liberté reste la même. À travers l’histoire, les peuples opprimés ont toujours utilisé le nationalisme non pas comme une arme d’agression, mais comme un bouclier de protection. De Toussaint Louverture à Nelson Mandela, de Gandhi à Aimé Césaire, les figures qui ont incarné cette lutte n’ont jamais cherché à conquérir, mais à se libérer.
C’est une leçon que nous devons retenir, surtout à une époque où les discours nationalistes des oppresseurs reviennent avec une force renouvelée, déguisés en populisme, en patriotisme ou en défense de la civilisation. Mais la vérité est claire : il n’y a pas d’équivalence entre ces deux formes de nationalisme. L’un est une chaîne, l’autre une clé.
En écoutant les récits de mon ami, j’ai compris que le nationalisme des opprimés, loin d’être une simple réplique du nationalisme oppresseur, est en réalité son antithèse. C’est la force qui renverse les tyrans, qui rend justice aux humiliés, qui redonne espoir aux désespérés. Et ceux qui cherchent à le discréditer ne font que dévoiler leur propre hypocrisie, leur propre peur de voir le monde changer, de voir les opprimés enfin libres.
Ainsi, dans le silence de cette soirée haïtienne, tandis que le soleil se couchait sur les montagnes, j’ai compris que notre lutte n’était pas seulement juste, elle était nécessaire. Pour que chaque peuple, chaque individu, puisse enfin vivre libre.
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