(Le pays dans les détails — Détail #1)
J’avais rien de prévu ce jour-là, sinon marcher un peu, histoire de remettre le cœur en saison, de laisser l’hiver derrière moi.
On était en mai, le mois des pelouses tondues trop tôt et des promesses de chaleur qui n’arrivent jamais. Une madame m’a souri sans raison dans une ruelle, j’ai croisé un écureuil suicidaire sur la piste cyclable, puis un vieux monsieur m’a demandé l’heure, même s’il portait une montre. C’est là que j’ai commencé à y penser. Pas à la montre. Pas à l’écureuil. Mais à ce drôle de sentiment qu’ont les gens d’ici de vouloir être dehors… sans vraiment y être.
Pas tout à fait dans la rue, mais pas non plus retranchés. Juste là. Entre le monde et la maison. Un pied sur la galerie, l’autre dans le réel. Et souvent, ce qui les installe dans cet entre-deux, c’est ça : une chaise pliante.
Il y a dans la chaise pliante un pouvoir que personne ne prend le temps de nommer. Une autorité discrète. Un droit de regard sur son coin de rue. Une manière de dire : “Ici, c’est chez moi, et je n’ai pas besoin de pancarte pour le faire savoir.”
Ce n’est pas une chaise décorative. Elle n’a rien de design, rien d’ostentatoire. Elle n’est ni scandinave, ni minimaliste, ni pensée pour Instagram. Elle est souvent rayée, bancale, un peu rouillée par en dessous, oubliée dans le cabanon tout l’hiver. Mais quand elle ressort, vers la mi-mai, et que juin s’avance sur la pointe des pieds, c’est plus qu’un retour : c’est une déclaration. Un acte de présence.
Dans un monde où tout devient flou, temporaire, changeant — la chaise pliante, elle, reste. Elle ne cherche pas à plaire. Elle ne cherche pas à s’expliquer. Elle est là. Posée sur un trottoir, une pelouse ou devant une roulotte, avec quelqu’un bien assis dedans, qui regarde passer l’été comme on regarde passer l’Histoire.
Je me souviens de la première fois où j’ai compris ce que ça voulait dire. Pas vu, mais compris.
J’étais nouveau ici. J’étais encore dans cette phase où tu veux tout comprendre, tout aimer, tout expliquer. J’étais le gars qui posait trop de questions, qui parlait trop fort, qui voulait toujours ajouter un peu de ma propre culture dans la soupe collective. J’avais lu tous les guides d’accueil, j’avais mes papiers, je connaissais les règlements, mais je n’avais pas encore compris le code invisible.
Et un jour, en marchant dans un quartier modeste de la Rive-Sud, j’ai vu ça : quatre hommes assis en ligne, chacun dans sa chaise pliante. Pas jeunes. Pas bavards. Pas habillés pour séduire. Un chandail des Nordiques, un t-shirt délavé, une casquette du Canadien de Montréal. Ils ne parlaient presque pas. Ils regardaient. Ils étaient là. Et là, j’ai compris. Être là, ça suffisait.
Pas besoin de musique. Pas besoin de thème. Pas besoin d’exotisme importé pour colorer l’instant. Il y avait quelque chose de complet dans cette scène. Une identité assumée, tranquille, enracinée. Un territoire affectif. Pas une performance.
Il faut bien le dire : la chaise pliante n’est pas une invitation à tout réinventer, mais une symbole de continuité, une manière de tenir bon.
Elle ne cherche pas à s’imposer. Elle proclame. Elle affirme un mode d’être ensemble, mais pas à n’importe quel prix. Elle dit : “Tu peux venir, mais ne viens pas pour tout changer. Viens pour comprendre ce qu’on est. Pour écouter d’abord. Pour apprendre notre façon de tenir le monde.”
Dans un Québec où tout est souvent mis en débat — la langue, les valeurs, le passé, les symboles et l’avenir —, il y a des objets qui ne demandent rien mais qui disent tout. Et cette chaise, simple, pliante, posée sur le ciment, dit exactement ceci : “Ici, on cherche à préserver ce qui nous reste.”
Je sais ce qu’on va dire. Que c’est fermé. Que c’est frileux. Que ça manque de couleurs, de sons, de diversité, de drapeaux qui flottent ensemble. Mais c’est faux. Il y a de la place ici. Il y a toujours eu de la place. Mais il y a des règles. Pas écrites. Pas affichées. Mais ressenties. Et ces règles-là, ce n’est pas la loi 21, ce n’est pas un projet de loi, ce n’est pas un manifeste. Ce sont des gestes, des silences, des manières d’être.
Tu ne peux pas t’asseoir dans une chaise pliante n’importe comment. Non, pas tout à fait n’importe quand ni n’importe où. Tu ne peux pas t’y asseoir sans comprendre le contexte, le climat, la mémoire du trottoir. Parce que cette chaise est un trône. Pas un trône royal, mais un trône d’estime de soi. Un trône de peuple sans roi, qui a décidé qu’ici, il serait chez lui, même sans couronne.
Dans la pratique, au Québec, sortir sa chaise pliante est une liberté culturelle largement tolérée, surtout lors d’événements publics, dans les parcs, sur les trottoirs résidentiels, dans les rassemblements festifs, pour les feux d’artifices ou au bord des lacs. C’est une tradition discrète, jamais écrite, mais bien comprise. Un rite de présence. Un refus poli de courir. Ceux qui ont grandi ici savent. Ils savent que cette chaise revient chaque été, comme l’odeur du barbecue, les cornets de crème molle ou les festivals à Montréal. Qu’elle fait partie de la saison, au même titre que la Saint-Jean ou les déménagements du 1er juillet.
Ils savent qu’on s’y assoit pour veiller. Pour garder. Pour voir si le monde tient encore debout. Pas pour se divertir. Pas pour s’ouvrir au monde. Pour ralentir sans permission. Pour occuper le trottoir comme on occupe une mémoire. Pour être là. Et voir si le monde est encore capable de se tenir tranquille cinq minutes.
Et moi, maintenant, je m’y assois aussi. Mais je ne l’ai pas fait tout de suite. Il m’a fallu du temps. Il m’a fallu observer. Écouter. Me taire. Il m’a fallu apprendre que l’intégration ne passe pas par la revendication. Elle passe par la discrétion attentive. Par l’envie réelle de faire partie, et non de faire différent. Parce que le Québec c’est un récit continu. Un récit avec des failles, des trous, des longueurs, mais un récit quand même. Et pour y entrer, il faut accepter de ne pas voler la page, de ne pas vouloir réécrire le chapitre.
La chaise pliante, c’est aussi ça : un rite d’intégration, d’inclusion ou d’assimilation silencieux. Quand on t’offre d’en prendre une, dans un parc ou devant une maison, c’est un test doux. On te dit : “Viens t’asseoir. Mais reste tranquille. Observe. Vois si tu peux comprendre ce qu’on ne dit pas.”
Et si tu t’y tiens bien, sans tout ramener à toi, sans vouloir tout traduire, sans vouloir expliquer pourquoi chez vous, c’est différent, alors peut-être que tu vas rester. Pas comme touriste. Pas comme invité. Comme un des nôtres.
Je l’ai compris, moi, sur une chaise pliante à Saint-Hyacinthe, pendant que le soleil tombait et qu’un gars me racontait comment il a bâti sa remise. Il ne m’a pas demandé d’où je venais. Il ne m’a pas demandé ce que je pensais de la laïcité ou de ce qu’on appelle le multiculturalisme — cette idée bancale qui empile les cultures sans jamais les faire dialoguer. Il m’a juste demandé :
— Toi t’aimes ça jaser autour du feu ?
Et c’est tout ce qu’il voulait savoir.
Alors, je ne dirai pas que le Québec devrait devenir un pays. Je dirai qu’il en est déjà un, pour ceux qui savent le reconnaître.
Un pays de gestes,
de mémoire,
de manières.
Un pays qui ne s’impose pas, mais qui se mérite.
Et parfois, il suffit d’une chaise pliante pour le comprendre.
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📝 Cette chronique fait partie de la série « Le pays dans les détails » — un rendez-vous hebdomadaire chaque lundi.
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