Le passeport littéraire

Le passeport Littéraire. e débat réunissant Lyonel Trouillot, Frankétienne, Louis-Philippe Dalembert et Dany Laferrière / Photo: G. Perret

Débat réunissant Lyonel Trouillot, Frankétienne, Louis-Philippe Dalembert et Dany Laferrière / Photo: G. Perret

Dans un monde où la légitimité d’un écrivain se mesurerait à sa proximité géographique avec sa terre natale, il devient urgent de questionner les frontières qu’on impose à la pensée. Car si les mots voyagent mieux que les corps, pourquoi voudrait-on assigner l’imaginaire à résidence ?

Il y a des idées qui reviennent comme des moustiques en saison humide : elles bourdonnent, agacent, piquent, et finissent par faire croire qu’elles sont naturelles.

Parmi elles, cette croyance obstinée qu’un écrivain haïtien, pour être « vrai », « valable », « légitime », devrait impérativement vivre sur l’île, écrire depuis l’île, suer l’île et souffrir avec elle. Qu’il doive s’ancrer dans le territoire comme une colonne de sel, à défaut de quoi il ne serait qu’un parasite textuel ou, pire, un touriste de la douleur.

Derrière cette injonction au statisme géographique, se cache une conception étroite et poussiéreuse de la littérature. Comme si le talent, la profondeur, l’intelligence narrative dépendaient du code postal. Comme si l’âme des peuples ne pouvait être explorée qu’à la chaleur du béton fissuré.

Alors il est temps d’en rire. D’en rire avec une ironie salutaire. Et surtout de déconstruire cette géographie rigide de la pensée, cette police de la résidence permanente qui voudrait imposer un visa littéraire aux enfants de l’exil.

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Résider ou écrire, il faut choisir ?

Commençons par le cœur du malentendu : l’idée qu’un écrivain haïtien qui ne vit pas en Haïti n’est pas un écrivain haïtien. Il serait, au choix, un écrivain « d’origine haïtienne », un « auteur de la diaspora », ou un expatrié sentimentalement inapte à comprendre les tremblements internes du pays. En gros : il est suspect, parce que loin.

Mais cette vision suppose que la littérature est une éponge mouillée par l’humidité locale, une sorte de thermomètre social planté dans la gorge du pays. Et que seul celui qui vit au milieu des ruines, des coupures de courant et du vacarme des klaxons peut parler en connaissance de cause. C’est un peu comme dire qu’on ne peut parler d’un incendie que si on a brûlé avec la maison. Et pourtant, tant de grandes œuvres ont été écrites à distance. L’exil, l’éloignement, la mémoire – tout cela crée une autre forme de lucidité. Celle du regard qui voit plus loin parce qu’il n’est plus englouti par l’immédiateté. Celle du cœur qui bat encore pour une terre qu’il ne foule plus chaque jour, mais qui le hante jusque dans le sommeil.

Victor Hugo a écrit Les Misérables en exil sur l’île anglo-normande de Guernesey, loin de Paris, mais plus proche que jamais de la misère sociale française. Milan Kundera, privé de sa citoyenneté tchèque, a réinventé Prague depuis Paris, dans une langue étrangère devenue sienne. Salman Rushdie, sous le coup d’une fatwa, caché des regards, a continué à explorer l’Inde de ses origines avec Les Versets sataniques et d’autres œuvres traversées d’hybridité. James Baldwin, installé dans le sud de la France, a écrit ses livres les plus puissants sur l’Amérique raciste et les vies noires abîmées. Gabriela Mistral, première Prix Nobel de littérature d’Amérique latine, a composé ses odes à la Cordillère des Andes depuis le Mexique, les États-Unis, et l’Europe. Edwidge Danticat, depuis New York et Miami, tisse la mémoire haïtienne avec une justesse qui traverse les générations. Dante Alighieri, banni de Florence, a écrit La Divine Comédie en exil, façonnant l’Italie à venir à travers un chef-d’œuvre cosmique. Tous ont prouvé qu’on peut être loin sans être absent. Et qu’on peut écrire depuis l’ailleurs sans perdre l’essence du lieu d’origine.

Il faudrait rappeler à ces douaniers de l’authenticité que l’histoire de la littérature est remplie d’écrivains qui ont écrit leur pays depuis ailleurs. Des livres majeurs ont été écrits en exil, en prison, en fuite, dans le froid d’une autre langue. La mémoire ne demande pas de visa. L’imaginaire non plus.

Qu’aurait-on dit à un écrivain irlandais exilé à Paris, à un écrivain russe réfugié à Londres, à un poète syrien vivant à Montréal ? « Tais-toi, tu n’es pas là, tu ne comprends plus ton peuple » ? La littérature ne consiste-t-elle pas précisément à comprendre ce qui se passe au-delà de ce qu’on voit chaque jour ? Loin n’est pas sourd. Loin n’est pas aveugle. Loin est parfois plus lucide que le dedans.

Il faut croire qu’en Haïti, certains veulent faire de la littérature une obligation civique de présence. Le romancier devient une sorte de fonctionnaire de la souffrance, tenu d’habiter les lieux du désastre pour obtenir son permis de publication. Ce n’est plus une plume qu’on lui demande, c’est un bail.

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Écrivains sans résidence fixe

Ah, cette obsession de la « présence » ! Cette croyance que seul celui qui ressent les secousses quotidiennes peut écrire avec justesse. Mais le paradoxe est là : trop de proximité rend aveugle. L’écrivain qui vit au milieu des cris peut perdre la capacité d’écoute. L’écrivain qui partage la même angoisse quotidienne peut ne plus voir le tableau d’ensemble.

À force de vivre dans la brume, on oublie la forme des montagnes.

Et puis, faut-il rappeler que la littérature n’est pas du reportage ? Elle n’est pas tenue de respecter les contraintes de la géographie. Elle est affaire de regard, de style, de profondeur humaine. On peut écrire un roman sur Haïti depuis Reykjavik, dès lors que l’on porte cette île en soi, non comme une carte, mais comme une voix intérieure. L’enracinement, lorsqu’il devient injonction, se transforme en camisole. Il fige la pensée. Il fige l’émotion. Il fige l’écriture.

L’autre idée fausse, c’est qu’on serait plus haïtien à mesure qu’on habite Haïti. Comme si l’identité littéraire se mesurait au nombre de jours passés sur l’île ou aux galons de misère supportés. C’est oublier que certains qui vivent sur place depuis toujours n’écrivent rien de plus qu’un bulletin de rage. Et que d’autres, qui vivent loin, offrent des récits habités, complexes, tendres, bouleversants.

L’identité n’est pas une adresse. Elle est un ancrage émotionnel, intellectuel, mémoriel. Celui qui écrit Haïti depuis la distance ne l’aime ni moins, ni mieux : il l’aime autrement. Et cette altérité est une richesse, pas une trahison.

La littérature haïtienne est bien plus vaste que le rectangle géographique de l’île. Elle bat à New York, à Montréal, à Paris, à Dakar. Elle est une constellation, pas un enclos. Ceux qui veulent en faire un jardin fermé, gardé par quelques jardiniers officiels, se trompent d’époque et de vocation.

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Le style n’a pas de nationalité

Voici la question qu’on devrait poser à ceux qui méprisent les écrivains de l’ailleurs : qu’est-ce qui vous fait croire que vivre loin, c’est trahir ? N’est-ce pas parfois aimer plus fort, que de ne pas pouvoir oublier ? Que de continuer à écrire sur une terre que l’on a quittée, mais que l’on porte comme une brûlure ?

L’exil, c’est la mémoire obstinée. C’est la reconstruction du pays perdu, par les mots. Et ce travail est souvent plus fécond que la lamentation en direct. Car il construit au lieu de répéter. Il transforme au lieu de dénoncer. À vouloir faire du lieu une condition d’écrivain, on ferme la porte à des voix puissantes, des récits essentiels. On fige la littérature dans un culte du local qui devient provincialisme.

Enfin, il est temps de le dire franchement : ce n’est pas le lieu qui fait l’écrivain, c’est le style. Le souffle, la cadence, l’ironie, la tension intérieure. On peut vivre au cœur du Cap-Haïtien et n’écrire que des phrases mortes. On peut habiter une banlieue froide de France et faire vibrer toute la mémoire d’une île.

Il existe des écrivains qui croient qu’il suffit d’aligner des pages sur les douleurs du pays pour mériter la canonisation nationale. Mais si le style ne suit pas, si la langue ne brille pas, si l’invention ne surprend pas, ce n’est pas de la littérature : c’est du bulletin communautaire en prose. Et c’est là que le bât blesse. Certains ont fait de la souffrance leur niche littéraire. Ils lustrent la misère comme d’autres astiquent un trophée. Ils pensent qu’être grave, c’est être profond. Et que parler uniquement d’Haïti, c’est un gage de légitimité.

Mais la littérature, la vraie, ne s’agenouille pas devant la géographie. Elle l’englobe, la dépasse, la tord, l’inverse. Elle est une expérience du monde – et non une simple répétition du réel. Il faut en finir avec cette morale géographique. Ce qui fait un écrivain haïtien, ce n’est pas son adresse, mais son attention au monde, à sa langue, à son peuple – qu’il soit dedans ou dehors. L’écrivain, par définition, est un être en mouvement. Il écrit depuis un lieu, certes, mais il écrit surtout vers un autre.

Et puis, soyons sérieux : si tous les écrivains devaient écrire uniquement depuis leur pays, l’histoire de la littérature serait amputée des trois quarts de ses chefs-d’œuvre. Alors non, un écrivain n’a pas à rester enfermé dans les frontières de son passeport. Il a le droit d’aimer Haïti de loin, de penser Haïti autrement, de raconter Haïti sans demander la permission à ceux qui s’arrogent le monopole du récit.

Parce qu’au fond, la littérature, c’est d’abord une question d’oreille, pas de géolocalisation.

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