Haïti : ce n’est plus un pays, c’est un otage !

Selon les rapports de diverses organisations internationales, les gangs violents contrôlent plus de 80 % de la capitale haïtienne Port-au-Prince et plus de 50 % du territoire national. (Photo : Prensa Latina) Haïti bandit bandits pays

Selon les rapports de diverses organisations internationales, les gangs violents contrôlent plus de 80 % de la capitale haïtienne Port-au-Prince et plus de 50 % du territoire national. (Photo : Prensa Latina)

Dans les livres d’histoire, les bandits portaient des chapeaux, vidaient des diligences, et finissaient pendus à l’arbre le plus proche.

En Haïti, ils portent des lunettes Gucci, roulent en Hilux volés, et organisent des conférences de presse. Ce n’est pas une farce : c’est notre quotidien. Ce qui fut jadis un pays, un État, un peuple, est devenu un décor de western post-apocalyptique, où les cow-boys sont tatoués jusqu’aux paupières et où les shérifs sont en stage permanent de lâcheté.

Il fut un temps, qu’on peut qualifier de pré-apocalyptique, où le mot « bandit » évoquait quelque chose de triste et romantique. Robin des Bois, Bonnie & Clyde, Jesse James, et même Mandrin, ce contrebandier français, qui avaient un certain panache. Aujourd’hui, Haïti a accouché d’une nouvelle espèce de criminels : les chefs de gangs-starlettes, qui kidnappent le peuple sans être vraiment inquiétés, sous le regard discret de ceux censés garantir l’ordre et l’approbation silencieuse des puissants. Pour la première fois dans l’histoire, des bandits vivent aussi longtemps, aussi bien, aussi publiquement. Ils font des lives TikTok, posent dans des clips de rap en armes longues, acclamés par une fanbase fidèle comme des rockstars de l’apocalypse. Jamais on n’avait vu une mafia si exposée et si indéboulonnable, sauf peut-être dans un film de Scorsese… produit par l’ONU et copiloté par le Gouvernement provisoire.

Car dans ce pays sans président élu, le Conseil Présidentiel de Transition, formé dans une urgence molle, joue les équilibristes entre diplomatie, intérêts privés, et paralysie institutionnelle. On attend de lui qu’il refonde la République, mais il n’a même pas les clés de la capitale. On ne parle plus ici d’une fiction. Ce sont des faits. Le monde entier a vu un président en fonction se faire assassiner dans sa chambre, dans un pays sans guerre déclarée. Ce crime, encore impuni, est le symptôme d’un État vidé de toute autorité réelle, infiltré jusqu’à la moelle.

Il faut dire que le bandit haïtien n’est pas un petit voyou de quartier. Non. C’est un entrepreneur du crime, un chef de PME armée, un DRH de la terreur. Il recrute, forme, exécute et paie ses soldats mieux que certains ministères. À titre d’exemple, dans le quartier de La Saline, on estime que certains chefs de gang disposent d’effectifs comparables à ceux d’une compagnie militaire, dans un pays où l’on compte quelque 15 000 membres actifs dans les gangs à l’échelle nationale, dont jusqu’à 7 500 enfants enrôlés de force ou par peur des représailles. Une armée. Un ministère de la Défense clandestin. Et ce n’est pas tout : ils organisent des funérailles avec corbillards blindés, distribuent des kits scolaires, offrent même des prêts sans intérêts – à condition d’accepter la clause « rembourse ou crève ».

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Un policier se tient près d’un mur peint d’une fresque représentant le défunt président haïtien Jovenel Moïse après que des agents du FBI ont effectué des perquisitions dans sa résidence à Port-au-Prince le 15 juillet 2021, à la suite de son assassinat le 7 juillet 2021.

On pourrait en rire si ce n’était pas si tragique. Et pendant ce temps, les zones de non-droit s’étendent comme une toile d’araignée, sous les yeux de ceux qui, depuis leurs bureaux climatisés, prétendent restaurer l’ordre. Les chefs de gangs deviennent des mécènes, des arbitres de paix, des ministres sans portefeuille.

Mais pourquoi vivent-ils aussi longtemps ? C’est simple : ils ont des parrains. Pas de ceux qui offrent un chapelet à Noël. Des parrains politiques, économiques, diplomatiques. L’État haïtien, en faillite morale et financière, s’est contenté de leur déléguer la souveraineté. Désormais, chaque zone a son chef de gang comme autrefois chaque province avait son préfet. À Croix-des-Bouquets, on connaît les heures de patrouille des « 400 Mawozo ». À Martissant, la frontière invisible se franchit au péril de sa vie. La démocratie s’arrête là où commence le territoire du gang voisin.

C’est à se demander si les élections futures ne seront pas organisées par les chefs de gangs eux-mêmes. Ils ont déjà les armes, les bases, les hommes, et surtout : l’impunité. Et comme dirait un observateur cynique : « En Haïti, il ne faut pas chercher le vote populaire, il faut négocier le vote paramilitaire. »

Les autorités internationales elles-mêmes ne se cachent plus pour désigner les acteurs de cette farce. Des noms ont été publiés, des sanctions imposées, notamment par le Canada et les États-Unis. Ministres, sénateurs, ex-présidents de la Chambre, ex-présidents de la République, tous accusés de financer ou d’encourager les pires exactions. Et pourtant, ils restent là. Sans procès. Sans honte.

Il serait naïf de croire que ces bandits agissent seuls. Il faut de l’argent, des armes, des munitions, des drones parfois. D’où viennent-ils ? D’un trou noir d’hypocrisie géopolitique et d’un réseau transnational d’intérêts obscurs. Ce n’est pas une théorie du complot. C’est une chronique du désastre. Des armes américaines, des complices dominicains, des silences complices dans les chancelleries. Et des politiciens locaux qui, au lieu de défendre le peuple, jouent aux marionnettes entre les mains de ces groupes criminels.

Haïti est devenue un laboratoire. Un endroit où l’on teste la résilience des peuples. Où l’on observe jusqu’à quel point un pays peut sombrer sans disparaître. Où l’on regarde comment un peuple peut vivre sans gouvernement, sans justice, sans police, sans espoir. Et pourtant, il survit. Mais à quel prix ?

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Le chef de gang Jimmy « Barbecue » Cherizier patrouillant dans les rues avec des membres du gang de la fédération G-9 dans la zone de Delmas 3 le 22 février 2024, à Port-au-Prince, Haïti.

On ne compte plus les rapports internationaux qui signalent que Port-au-Prince est la capitale la plus dangereuse des Amériques. Mais les recommandations restent lettres mortes. Car la vérité est simple : tant que certains bénéficient du chaos, il n’y aura pas de paix durable.

Si les bandits vivent si longtemps, c’est qu’ils ont des assurances vie. Pas à la Sogebank, mais dans les coulisses du pouvoir. On ne tue pas celui qui vous protège. On ne livre pas celui qui vous aide à truquer une élection, ou à faire taire un opposant.

Prenons l’exemple du gang « G9 » ou « Viv ansanm »: une fédération de groupes armés, comme une confédération syndicale, mais avec des fusils d’assaut. Leur chef, Jimmy Chérizier, alias Barbecue longtemps connu de tous, donnait des interviews. Avec plus de notoriété qu’un ministre de la culture, il faisait trembler les quartiers et fascinait la presse internationale. Le tout avec l’indifférence criminelle de l’État.

La question est simple : pourquoi un gang peut-il tenir une capitale en otage pendant trois ans sans intervention militaire ni opération policière sérieuse ? Pourquoi les hommes armés ont-ils des plus gros salaires que les enseignants ? Pourquoi les prisons sont-elles pleines de voleurs de mangues, pendant que les kidnappeurs organisent des barbecues ?

La complicité est un secret de polichinelle. Il suffit de suivre les circuits bancaires, les appels téléphoniques, les nominations politiques. Tout conduit aux mêmes cercles. Un entre-soi mafieux où l’État est une entreprise familiale… armée jusqu’aux dents.

À Port-au-Prince, il faut faire preuve d’un instinct animal pour survivre. Vous sortez de chez vous ? On vous demande où vous allez, qui vous connaît dans la zone. Vous répondez mal ? Vous disparaissez. Et si vous êtes chanceux, vous réapparaissez avec une rançon. Sinon, on retrouvera votre corps quelque part, si on le retrouve.

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Des gens marchent dans la rue alors que les résidents fuient le quartier de Nazon en raison de la violence des gangs, à Port-au-Prince, en Haïti, le 14 novembre 2024.

Le plus tragique, c’est que cette terreur est devenue normale. Une habitude. Comme si l’être humain était capable de s’habituer à tout. Même au pire. Et pendant ce temps, le pouvoir compte ses dollars, les ONG écrivent leurs rapports, et la communauté internationale fait de longues réunions pour exprimer… sa préoccupation.

Le peuple s’organise seul. Les écoles ferment, les hôpitaux fuient les quartiers rouges, les mères dorment par terre pour protéger leurs enfants des balles perdues. Et pendant ce temps, des hommes sous sanction internationale continuent de circuler comme si de rien n’était.

On parle aujourd’hui d’une nouvelle Constitution. Certains disent même que les gangs devront être intégrés à la table des négociations. Après tout, ils contrôlent le territoire, ils ont les armes, ils représentent des forces réelles. C’est l’ultime ironie. Les descendants de Toussaint Louverture discuteraient avec ceux qui assassinent en plein jour. L’indépendance avait un goût de liberté, désormais elle a l’odeur du kérosène et de la poudre.

Si demain on organise une conférence nationale, ne soyez pas surpris de voir un chef de gang à côté d’un évêque, un diplomate à côté d’un ravisseur. On vous dira que c’est « pour la paix ». Mais la paix avec le diable est toujours une guerre reportée. Dans aucun autre pays au monde on n’aurait osé proposer une Constitution en pleine occupation criminelle du territoire, avec des élus fantômes et des responsables de sécurité en fuite. Mais en Haïti, l’absurde est devenu gouvernance.

Haïti ne contrôle plus rien. Ni ses ports, ni ses frontières, ni sa police, ni ses enfants. On se bat pour survivre, pendant que les institutions se battent pour savoir qui aura le prochain chèque de l’ambassadeur. La souveraineté n’est plus un droit, c’est une illusion. Une mise en scène. Et dans cette comédie macabre, les bandits sont les premiers rôles. Les politiciens ? Des figurants. Le peuple ? Un public captif, sans droit au remboursement.

Ce n’est plus un pays. C’est un otage. Pris entre les mains d’hommes armés, de politiciens véreux, et d’intérêts transnationaux. Mais ce n’est pas irrémédiable. L’histoire est pleine de peuples qui se sont relevés. Haïti, terre de révolution, pourrait surprendre encore. Mais pour cela, il faudra plus que des armes : il faudra du courage, de la mémoire, et un refus obstiné de la normalisation du mal.

Il faudra dire non. Non à la banalisation de l’horreur. Non à la complicité silencieuse. Non à l’impunité comme politique d’État. Et non à cette caste protégée, déjà désignée par les grandes puissances comme partie du problème, mais toujours traitée comme interlocuteur légitime. Et peut-être qu’un jour, dans les livres d’histoire, on lira : « Ils avaient pris le pays. Mais le pays les a repris. »

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