La mort modeste de l’écrivain

L'écrivain québécois Victor-Lévy Beaulieu

L'écrivain québécois Victor-Lévy Beaulieu

Il y a quelque chose de foncièrement ironique à mourir écrivain au Québec en 2025. C’est un peu comme mourir végétarien dans une cabane à sucre. On vous accueille avec une tape dans le dos, un sirop tiède d’éloges, des souvenirs tricotés serrés… mais on vous refuse le jambon principal : les funérailles nationales.

Et c’est précisément ce qui est arrivé à Victor-Lévy Beaulieu — VLB pour les intimes, les lettrés, les enragés lucides et même les analphabètes qui connaissent au moins un de ses titres.

Ce n’est pourtant pas faute d’avoir aimé le Québec. Il l’a aimé à la manière des amants terribles : fougueusement, brutalement, avec des mots tranchants comme des haches vikings et tendres comme des prières écrites à la main. Il a hurlé sa langue, déchiré la syntaxe, reconstruit des mondes dans des romans de 900 pages que personne n’a lus au complet (à part peut-être deux profs à Rimouski et un gars insomniaque à Longueuil). Et pourtant, au moment de mourir, l’État lui a dit : « Merci, mais non merci. »

Parce que voyez-vous, VLB avait fait une erreur impardonnable. Il n’était ni joueur de hockey, ni chanteur à voix cassée, ni politicien repenti devenu animateur radio-télé. Il n’avait pas eu la bonne idée d’être un Claude Léveillée ou un Guy Lafleur ou un René Lévesque — ceux-là, eux, on les a encensés en grand, pleurés en drapeaux à demi-mâts, avec une chorale d’enfants en chemise blanche qui chante « Gens du pays » pendant que Radio-Canada tremble d’émotion.

Le poète Gaston Miron, lui, a eu droit à des funérailles nationales. Preuve que ce n’est pas la littérature qui dérange, mais l’époque. Le vrai problème, ce n’est pas VLB. Le vrai problème, c’est la politique actuelle. Celle qui décide qu’un écrivain libre n’est pas assez consensuel pour mériter la reconnaissance d’État. Celle qui préfère l’unanimité à l’unicité. Mais VLB? Rien. Pas de cercueil drapé, pas de cérémonie solennelle dans une salle à échos, pas de ministre qui lit un discours écrit par son attaché de presse la veille au soir. On a préféré rester sobres. Discrets. Intellectuellement frugaux.

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Le pays des funérailles sélectives

Ce refus en dit long. Il en dit plus sur nous que sur lui. Il nous tend un miroir et nous montre ce que nous sommes devenus : un peuple qui célèbre les faiseurs de spectacle et qui tolère, à peine, les faiseurs de livres. Un peuple qui sacralise la vitesse, le clip TikTok, le punch line, mais qui se méfie des phrases longues comme une route en Gaspésie.

S’il avait eu la décence de produire des séries Netflix en collaboration avec des dragons de l’entrepreneuriat culturel, peut-être aurait-on daigné déposer une gerbe de roses artificielles devant la Cinémathèque. Mais non. Il écrivait. Et pire encore : il écrivait en français.

Et pire que pire : un français québécois, poilu, rugueux, provincialement magnifique. Il inventait des mots, il insultait les puissants, il aimait les bêtes plus que les gens parfois, et il avait ce défaut impardonnable aux yeux de l’État : il était libre.

Mais l’État n’aime pas les écrivains libres. Il préfère les écrivains morts… morts et muets, ou mieux encore : morts et oubliés.

Soyons clairs : il ne s’agit pas ici de blâmer « le Québec », ce vieux concept flou qu’on agite dès qu’on manque de cible. Le Québec a aimé VLB. À sa façon. Avec un mélange de crainte, d’admiration, et d’incompréhension. Il l’a salué à la radio, sur Facebook, dans les librairies, dans les corridors poussiéreux des départements de lettres. Des écrivains, des citoyens, des lecteurs émus ont rappelé ses mots, sa fougue, son importance.

Mais ceux qui décident des funérailles nationales, eux, n’ont sans doute jamais dépassé la page 30 de Monsieur Melville (576 pages). Ou alors, ils l’ont fait, et ça les a trop dérangés. Parce que VLB, ce n’est pas un écrivain qui caresse le poil de la nation. C’est un type qui le tond à sec avec une tondeuse rouillée.

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Lire ou ne pas honorer : telle est la question

On pourrait croire qu’il faut mourir en uniforme pour mériter les hommages de l’uniformité. Joueur de hockey : funérailles nationales. Politicien qui a dit quelques fois seulement le mot culture : funérailles nationales… Mais un écrivain, un vrai, ça ne porte pas d’uniforme. Ça se camoufle dans les mots, ça se salit les mains dans la pensée, ça doute à voix haute.

Et ça, c’est dangereux.

La vraie question n’est pas « pourquoi lui refuser des funérailles nationales? », mais plutôt : « que nous dit ce refus sur la place de la littérature dans notre imaginaire collectif? »

On prétend que la lecture, c’est sacré. Que les livres forment l’âme d’un peuple. Que sans les écrivains, il n’y aurait pas de mémoire. On le dit, mais on n’y croit plus. L’État préfère financer des festivals de food trucks, des soirées karaoké patrimoniales, ou des zones d’autonomie culturelle supervisée.

Mais la littérature, la vraie, celle qui mord, celle qui brûle, celle qui vous fait penser que vous n’êtes pas fou quand vous trouvez que tout est devenu un peu fade… celle-là, on la range dans le grenier avec les vieux dictionnaires et les prix littéraires oubliés.

VLB, c’était une bibliothèque vivante. Une encyclopédie de la rage québécoise. Une institution incarnée. Mais il n’a pas su se rendre « bankable ». Il n’a pas animé de talk-shows, n’a pas vendu des cahiers d’activités à colorier pour adultes en burn-out. Il a seulement écrit. C’est peut-être ça, sa vraie faute.

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Funérailles nationales : mode d’emploi

Alors posons la question simplement : que faut-il pour mériter des funérailles nationales au Québec? Faut-il avoir marqué les foules ou les chiffres? Faut-il avoir une statue ou une émission spéciale? Faut-il avoir été aimé par en haut ou par en bas, par la gauche ou par la droite? Faut-il plaire aux puissants ou rester docile?

Ou faut-il, au contraire, déranger, faire penser, secouer la langue comme un prunier en colère?

Parce que si VLB ne les mérite pas, qui les mérite?

Peut-être qu’on devrait réviser les critères. Peut-être qu’on devrait décider, une bonne fois pour toutes, si notre mémoire nationale est une bibliothèque ou un musée de cire. Si nos héros sont des êtres de chair et de doute, ou des caricatures de carte-postale.

VLB est mort, et le pays n’a pas eu le courage de l’accompagner avec la solennité qu’il mérite. Ce n’est pas une tragédie. Ce n’est même pas un scandale. C’est juste une preuve. La preuve qu’ici, on ne comprend pas encore à quel point un livre peut être une patrie. À quel point une phrase bien lancée peut valoir autant qu’un but en finale de la Coupe Stanley.

Mais peut-être que, dans cent ans, un enfant tombera par hasard sur James Joyce, l’Irlande, le Québec, les mots, ou La Grande Tribu. C’est la faute à Papineau, et il se dira : « Qui était cet homme dont on n’a même pas cru bon d’honorer le départ par des obsèques nationales? »

Et alors, peut-être, nous aurons droit à un procès posthume. Un procès où la littérature gagnera.

Mais d’ici là, il nous reste les livres. Les siens. Et c’est peut-être ça, au fond, le vrai monument. Invisible, mais éternel.

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