Gazzman et Dener Ceide signent l’un des textes les plus puissants de la musique haïtienne

Gazzman Couleur et Dener Ceide signent le texte le plus puissant de la musique haïtienne

Dener Ceide et Gazzman Couleur

Dans l’univers sonore haïtien, il y a des musiques qui font danser, il y a celles qui font pleurer, et il y a celles qui font penser. San manti, interprétée par Gazzman Couleur et Dener Ceide, fait les trois à la fois — mais surtout, elle fait trembler.

Par son intensité poétique, sa profondeur sociale, et sa lucidité patriotique, San manti s’impose comme l’un des textes les plus puissants de la musique haïtienne contemporaine.

Plus qu’une chanson, c’est un miroir tendu à un pays perdu dans sa mémoire, sa misère, et ses contradictions.

Un cri d’amour lucide pour “Ayiti cheri”

Dès les premiers mots, le ton est donné :

“Ayiti cheri / Kouman nou ye?”

C’est une question simple, posée sans emphase, mais chargée d’une tristesse infinie. L’interrogation d’un fils à sa mère meurtrie.

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Le mot « cheri » fait contraste avec la réalité évoquée tout au long du texte : un pays en souffrance, une terre d’exil, une nation qui s’égare.

“Gen lontan m ap gade pèp la k ap peri / Si m pa di yon mo, m pap santi m anpè”

Ces deux vers sont la clef du projet poétique et politique de Dener Ceide : dire. Dire les choses telles qu’elles sont, « san manti » — sans mensonge. Dire au risque de perdre des amis, dire au risque de choquer. Mais surtout dire parce que le silence est devenu complice.

Une des forces du texte réside dans sa capacité à articuler une critique sociale à hauteur d’homme. Pas de jargon, pas d’idéologie, mais une description directe, saisissante :

“Pi fò nan jèn nou yo jete yo o Brezil / Santiago de Chili, Santo Domingo La Plata / Pi fò nan yo lage yo lòtbò / Yo fè anpil efò / Men sistèm babilòn nan pi fò”

Voilà l’une des réalités les plus violentes de l’Haïti d’aujourd’hui : la fuite. L’exode massif de la jeunesse vers l’ailleurs. Le chant donne des noms — Brésil, Chili, République dominicaine, Argentine — comme une litanie géographique de la perte. Une génération entière est sacrifiée sur l’autel du désespoir, envoyée sans préparation vers des pays qui les rejettent.

Mais la phrase la plus glaçante est probablement celle-ci :

“Yo fè anil efò / Men sistèm babilòn nan pi fò”

Ils se battent. Ils essayent. Ils rêvent. Mais le système est plus fort. La bête a déjà gagné. En deux vers, Ceide résume l’essence du néo-colonialisme, de la violence économique mondiale, et de la déréliction haïtienne.

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Une mémoire désorientée, une histoire confisquée

L’une des charges les plus fortes du texte est aussi celle qui est la plus souvent ignorée dans les débats publics haïtiens : la confiscation de la mémoire collective.

“Elèv yo ap aprann listwa nan FIC / Y ap etidye aprann kouman n te libere / Men pawòl la san manti / Nou pap ka aprann viktwa nou nan men Napoléon”

La critique est vertigineuse. Ceide dénonce le fait que l’histoire de la libération haïtienne est enseignée à travers les lunettes des vaincus, dans un système d’éducation encore marqué par la pensée coloniale. Comment un peuple peut-il se projeter dans l’avenir quand il ne sait plus lire son propre passé ? Quand ses héros sont racontés par ceux qui les ont trahis ?

La punchline est d’une précision chirurgicale :

“Nou pap ka aprann viktwa nou nan men Napoléon”

C’est une gifle à tous les manuels scolaires, mais aussi à toutes les formes d’aliénation culturelle. À ceux qui croient encore que la vérité historique peut se négocier.

Le texte ne s’en prend pas uniquement aux puissances étrangères ou aux systèmes mondiaux. Il retourne aussi le miroir vers nous-mêmes :

“Nan leta / G on pakèt nèg nwa, je yo vèt”

Derrière cette phrase en apparence anodine se cache une dénonciation féroce de l’élite noire haïtienne. Ces « nèg nwa » aux « je vèt » sont ceux qui, bien que noirs comme la majorité du peuple, ont trahi leur communauté en servant leurs intérêts personnels, souvent liés à des puissances économiques étrangères ou à un néo-colonialisme local. Le texte accuse : la trahison vient aussi de l’intérieur.

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Le rêve d’un vrai dialogue national

Mais le texte ne se contente pas de diagnostiquer. Il appelle aussi à la reconstruction, au dialogue, à la reprise en main du destin collectif :

“Si n ap chita pale fò n fè sa – san manti / Pran destine n nan men – san manti / Pa pale fò, pale byen – san manti / Yon vrè dyalòg nasyonal – san manti”

Le leitmotiv « san manti » devient ici un principe éthique. Il faut parler, oui, mais pas pour faire du bruit. Il faut parler vrai. Ce refrain, repris en boucle, est un manifeste chanté pour une société plus honnête, plus responsable, plus humaine.

Il ne s’agit pas seulement de faire une conférence de presse de plus, ou un comité de dialogue de plus : Ceide et Couleur appellent à une parole libératrice, à une parole décolonisée. Un dialogue entre Haïtiens de tous les coins du pays, et surtout un dialogue sans masque.

Dans un passage moins cité mais tout aussi crucial, le texte évoque la spiritualité du peuple :

“Fidèl la ap chwazi legliz pou li ale / Anvan l ale, fò l gade byen ki misyon / Men pawòl la san manti / Ki blan k ap vizite anvan l mete pye l”

Même le choix religieux est questionné. Le texte suggère que la foi ne doit pas être aveugle. Il faut chercher la mission, le sens, la cohérence. C’est un appel à une spiritualité responsable, enracinée dans la dignité humaine et le service au pays.

Dener Ceide, dans cette chanson, parle avec la voix d’un prophète. Un prophète moderne, ni dogmatique ni théologique, mais habité par le souci de son peuple et par une parole qui bouscule.

Une œuvre à inscrire dans le patrimoine

On ne dira jamais assez à quel point San manti est un texte essentiel. Peu de chansons haïtiennes osent aller aussi loin, avec autant de clarté, de sincérité et de beauté. Gazzman Couleur, en prêtant sa voix à ce texte, l’élève au rang d’hymne. Il ne chante pas pour séduire ou divertir, mais pour réveiller.

Et dans un pays où la parole a souvent été confisquée, mutilée, achetée ou réduite au silence, une telle chanson relève presque de la désobéissance civile.

“Destine n nan men n, nan men n, nan men n…”

Ce dernier vers, répété, martelé, devient une incantation. Il n’y aura pas de miracle. Pas de sauveur providentiel. Seulement nous, ensemble, avec nos mains vides mais encore libres. San manti n’est pas une plainte. C’est une déclaration de guerre contre le mensonge.

Dans un monde saturé de discours creux, cette chanson nous donne une boussole : celle de la vérité nue, de la mémoire retrouvée, et du courage collectif. Elle mérite d’être écoutée dans toutes les écoles, dans toutes les radios, dans toutes les rues.

Car au fond, si Ayiti doit se relever, ce sera avec ses mots vrais. San manti.

San Manti

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